La musique et la plume : rencontre poétique
Evasion musicale du 6 mai 2012 . Au piano, Orélie LOUVET
LES TEXTES, dans l'orde de leur lecture par leurs auteurs
(excepté quand ceux-ci n'ont pas souhaité les faire paraitre ici)
Sur ALBENIZ : Granada
Hisronü (Françoise Martin Faure)
Posée sur l'argent bleuté
Lisse, transparent
Suspendue au temps
Une barque
Verte, bleue, blanche, Oscillante
Et autour
Des ruissellements
De bleu, d'émeraude
D'ocres et nacrés mélangés
Pics descendants, traversants
Vers le mur de saphir
Méditerranée
Sauvage, étrangère, préservée
Miraculée.....
Route sillonnante, pénétrante
Dans le vert des pinèdes
Foisonnement des forêts
Roulement de taxi
Rouge
Et dedans
Un instant
Traversée
Par mon autre vie
Bonheur suspendu
Posé,
Lisse et bleuté
Sur l'argent de mon cœur
Et du temps.
Musique, Joëlle Saltel
Musique
Elle jaillit en rafale soyeuse
Pulsation fugace
La note s’étire, vibre.
Inonde ma rêverie
Irrigue mon cœur.
Laisse de marbre ma raison
Fait de moi l’enfant méconnu
Sans cesse réinventé.
Frissonne l’innocence d’un passé
Enfoui dans la mémoire.
Renait à nouveau gorgée
De tous les espoirs
De tous les possibles.
Appelle le commencement
Abuse du cri
Salive ce moment
Si doux.
Une note enrobe ta vie.
Sur ALBENIZ : Asturias
Danse (Carole Menahem-Lilin)
La musique, comme un velours. Du ventre du piano, orage de sens. Laisser glisser sur la peau les notes parfumées. Le rythme viendra des hanches, le rythme viendra des yeux. Ombre et ombre, sombre et or. Désir. Arbres subjugués. Fruits s’affolant. Et la pluie sur tout ça, une pluie de notes dures. La pluie viendra. Se retourner sur soi, découvrir une orbe de chaleur, une vitalité.
La musique n’attendra pas. Bondir à sa rencontre. Laisser derrière soi les villes englouties. Il y aura d’autres rebonds, d’autres choix submergés. D’autres tristesses, grises de regret. Qu’importe. Surgir, surprendre encore. Saisir, tant qu’on en la force, tant que la vie s’insurge, saisir l’accord et la violence, saisir, rugir, gronder, rouler, gueuler. Oser. Les dix doigts du pianiste se plaquent sur les touches.
Et voilà, on est prête. La danse est prête.
Le secret (Carole)
Les rues montent et se perdent. La paume du secret se plaque sur ma bouche. Le secret est partout, dans l’orbe du ciel myosotis, dans l’afflux de lumière jaune lorsque la porte s’ouvre.
La porte s’ouvre. Les marches montent et se perdent. La paume du secret se plaque sur ma bouche. La paume nue, odorante, brûlante, lorsque la chambre s’entrouvre.
La chambre s’entrouvre. Tu es debout, étroit et dur comme un jeune arbre, et presque aussi nu dans ton écorce de peau. Par la fenêtre, frissonnent les jeunes feuilles. Elles t’appellent et veulent te surprendre, t’envahir de dentelles froncées. (pause : attendre que la musique s’adoucisse)
Mais c’est moi, par la porte entrouverte, que tu regardes. C’est moi que tu attends.
J’entre et referme la porte. Tu poses ta paume sur ma bouche. Je t’aime en secret… tandis que complotent les rues vaines, que les canards sauvages s’envolent, que les ombres farouches se noient. Je t’aime en secret. Le rideau s’arc-boute et se tend lorsque tu le tires, la lumière résiste et broie une dernière fois tes doigts avant que tu ne la rompes. Je t’aime en secret. Tu ris, de ton rire d’enfant loup. Nous recréons le temps. Distendre les heures, les étirer et les soumettre, est un secret, et qui nous appartient.
CHOIX, de Karima Hadjaz (dit par Christine Jouhaud-Mille)
Faire ou ne pas faire ? Rire ou ne pas rire ? Hurler sa joie dans un délire. Sauter sa chance. Créer des éclats. Fuir les bruits. Jouer ou être sérieux ? Contempler ou agir ? Comprendre ou nier ? Provoquer ou se taire ? Marcher ou courir ? Transmettre ou se démettre ? Vivre ou mourir ? Vivre. Vire. Vie. Se détacher ou rester ? Rendre l’âme ou s’en servir ? S’envoler plus haut ou attendre immobile ? Choisir. Moisir. Choisir.
Oiseau.
Sur la terrasse, un chat l’attend.
Battements d’ailes glisse sur le vent tranquille, il vire.
Monter, toujours plus haut.
Liberté.
Se laisser porter par le vent ascendant.
Souffler.
Piquer une tête, diriger son regard. L’oiseau bat du cœur.
Chute chutttt
Phrase dessinée par ses ailes.
Dans le vent.
Libre.
Il a voyagé dans son ciel.
Atterrissage.
Sur le mur.
Un pas après l’autre. Le chat s’approche. Grimpe doucement. Il sait que l’oiseau est là.
Il ose.
Ascension de la muraille, tango de rires ou chute immédiate à l’arrivée.
Qui sait ?
Vertige.
Ciel ouvert sur les possibles.
La nuit s’installe. Des pattes virevoltent sur la dalle glacée de la terrasse. La lune les observe avec son sourire bienveillant.
Danse.
Attention ronron du chat sur le toit.
Caché, prêt à l’attraper, à attraper l’oiseau.
Il prépare son entrée.
Course, il le guette. Défi nocturne.
L’oiseau s’approche lentement,
Innocent
Le chat le poursuit.
L’oiseau saute, ne veut pas voler. Il joue à cache à cache sur le toit qui glisse, qui tombe, qui brille.
Lumière qui l’a attiré. Reflet de la lune dans les yeux du chat.
Attention, le voilà l’instant magique : la peur, la sueur de l’inconscience.
Vie ou mort de l’oiseau ?
Le chat s’agrippe au mur, s’échappe.
L’oiseau s’accroche au vent, s’envole.
Echappée belle !
Vies.
Sur MOZART : Sonate en do majeur K 545 1er mouvement
Jaillissement de musique (Carole Menahem-Lilin)
Jaillissement de musique
Amusé de lui-même,
Menottes courant sur le clavier,
Dessin d’enfant,
L’enfance de la jeunesse.
La fin sera triste
Mais en attendant
Sous ce clavecin de nuages,
La terre frémit, heureuse.
Les ailes des arbres, le frisson des roses,
La roue des routes,
L’émoi des notes,
Ce destin d’ange,
Tout nous emporte.
Délices de vivre
Au petit jour
Relié au ventre discret
A l’efflorescence secrète
De l’harmonie et du nombre.
La musique relie
La musique nous rend
L’allégresse simple
De respirer au présent.
Mozart
Danse profuse des doigts
Rire qui éloigne
Les flambeaux mortuaires
Dans la nuit noire.
Saisons duelles (Christine Jouhaud Mille)
D’un héritage ils possédèrent dix ares de terrain
Ses pieds de petite enfant solitaire les arpentèrent
Et elle Le découvrit où Il se dressait, au fond du jardin
Ainsi, advint l’allégro de sa tendre jeunesse…
Elle Le retrouvait comme un ami bienveillant
Pour lui murmurer ses chagrins noyés de larmes.
Elle appuyait alors sa joue sensible contre son tronc
Et liait son cœur rebelle aux bruissements des feuilles.
Adolescente son visage devint disgracieux,
Sa peau fut boutonnée de pourpre. Années chancelantes.
Lui avec ses bourgeons dans l’éclosion printanière
Montrait une végétation exubérante d’arbre fruitier.
Ses jambes grandissaient tandis que les racines
Puisaient le substrat dans la terre nourricière
Pour accomplir le mûrissement de ses fruits ciselés.
Elle les cueillait et les croquait d’une bouche gourmande.
Des journées de grand beau temps, de ciels sans nuage,
Des étés de miel où sa peau brûlante brunissait au soleil.
Elle évoquait la couleur de son écorce sombre, puis
Inventait une appartenance fraternelle avec son Arbre.
Septembre s’achevait, son feuillage flamboyant automnal
S’épanouissait dans la lumière des jours raccourcis
Préparation vers son effeuillaison. D’un tapis or et rouge
Elle choisissait « l’unique», la serrait dans son herbier.
Frappé par la foudre, Il disparut un soir en hiver,
Son tronc fendu en deux par un éclair acéré.
Elle perdit alors le goût sucré des saisons enchainées.
Ainsi, advint l’évanescence de leur histoire duelle.
Sur BACH : Prélude 2 en C min
Sursis (Michelle Jolly)
A bout de souffle, affolé, il a surgi ;
L’aube est rose, se moquant de sa peur,
Haletant, il bouscule les fougères alentours,
Brise au passage un chêne naissant ; fonce dans le chemin,
Plus sombre, protégé, croit-il ; mais derrière, on s’affole.
« Pas maintenant ! », un tronc barre son passage, écorce arrachée
Le sol note ses empreintes, sous des feuilles écrasées.
Des cris, au loin s’imposent, affolement, il va vite, creuse l’écart,
Cherche l’eau, hors d’haleine ;
Branches brisées, la peau se déchire, pas d’arrêt, plus loin,
Descendre encore ; il se cogne aux rochers, saute, maladroit,
Se redresse, l’eau est en bas, rivière large.
Traverser, oppressé, il hésite, terrifié, il se jette, eau glacée et remous.
Il résiste, têtu…
Accalmie, une rive, une halte, un refuge ;
Au loin, dans un brouillard, le vacarme s’enlise ;
L’aube est rose encore, « pas maintenant » se dit-il
Puis laisse à la rivière l’image de son poil roux, la lyre de ses bois,
Son souffle épouvanté, et monte jusqu’au sommet, là d’où l’on voit les cimes.
Sur BEETHOVEN, Sonate 14, 1er mouvement
Mon âme me parle ce soir (Carole)
Mon âme me parle ce soir,
Mon âme peuplée d’ombres allongées
Qui furent, et qui seront.
Dans cette allée de peupliers
J’irai, note parmi les notes,
Moite dans le silence,
Pâle parmi les branches,
Et la main de ce qui sera
Me touchera le doigt,
Et le visage de la lune
Mère de nos vertiges
Me baisera aux lèvres.
Une âme me guide ce soir
Dans l’allée de peupliers
Peuplée d’ombres allongées.
Après l’allée glisseront
Les formes bruissantes de l’étang,
Et le murmure farouche
Des ajoncs
Dressés au vent.
Je laisserai dans l’eau
Ma main se perdre,
Et la lune
Dans un reflet me jettera
L’anneau tremblé
Des générations
Qui est aussi celui de la mort.
La lune me saisira le cœur.
Alors je rirai
Parce que dans cet instant d’oubli
Je suis vivante
Intimement et à jamais
Vivante
Migratrice d’éternité,
Vivante
Passeuse de naissances
Qui me dépasseront toutes…
Vivante et vive
Comme à la pierre jetée
Cercles et cercles
Eaux et jupes d’eaux
Font cortège.
Aller, aller,
Dans l’allée de peupliers
Peuplée d’ombres allongées.
Une âme me parle ce soir.
C’est la nuit… (Laurette Huan)
C’est la nuit.
La lune et les nuages se croisent, s’éloignent, reviennent.
Au bord du lac noir, la barque retenue se balance, s’éloigne, revient.
Sa voile claque, s’élance, bondit, s’étonne, s’anime.
Par la brise soulevée, elle glisse sur le ponton de bois, sur la pelouse.
Furtive, elle danse sur l’herbe mouillée, s’arrête, tourne sur elle-même.
Fantôme clair dans l’air obscur, elle se surprend de son audace, cherche un buisson et s’y cache.
Il est là, au garde à vous, fier et ombrageux, la tête dans les étoiles : le chêne !
De ses grands bras feuillus, il embrasse l’espace, les montagnes et dans leur écrin, le lac. Souverain, il règne.
Sortant de l’ombre, la voile enguirlande de sa clarté lunaire, l’orgueilleuse frondaison, par petites touches, jusqu’à la cime.
Le chêne, tout d’abord, se protège, résiste, repousse la lumière.
Le vent s’en mêle, les emmêle, la voile aux branches s’accroche, se déchire…
On entend un grelot de soupirs, une plainte… elle meurt en nappe, au pied du colosse.
Le vent se tait. Silence !
L’aube avance, l’ombre s’éclaircit.
L’arbre s’est penché sur la tâche pâle, son souffle puissant lui redonne vie.
Elle frémit, flotte, ondule,
Hésitante, elle s’élance, puis s’envole vers la cime, tournoie portée par la brise dansante.
C’est le jour. La lune s’endort dans un ciel limpide.
Au bord du lac bleu, la barque tangue sans voile.
Le chêne, dans ses bras repliés la tient, abandonnée.
Jusqu’à la nuit …
Sur BEETHOVEN, sonate 14, 3e mouvement
Que c’est dur de te supporter ! (de Danièle Geroda, lu avec Christine)
Que c’est dur de te supporter . . .
Je n’arrive plus à te suivre
Laisse-moi, laisse-moi m’en aller
Que je retrouve l’envie de vivre.
Mais pour qui te prends-tu ?
Crois-tu ainsi pouvoir partir
Pour rejoindre ton bel inconnu
Car c’est bien avec lui que tu veux fuir !
Je ne t’en dirai pas plus
J’ai vraiment besoin de souffler
Tes chaînes ! Je n’en veux plus
J’ai seulement envie de t’oublier.
Que c’est dur de te supporter . . .
De subir ton emprise
Laisse-moi, laisse-moi m’en aller
Que ma plaie se cicatrise.
Mais pourquoi un tel désir ?
Notre complicité va-t-elle ainsi s’éteindre ?
Sans toi, que vais-je devenir ?
Je ne peux renoncer à nos folles étreintes.
Non, c’est trop dur de te supporter . . .
Ne plus arriver à te suivre
Il faut me laisser m’en aller
Que je retrouve l’envie de vivre.
Mais que fais-tu de nos rêves fous
De bonheur, de vie d’intense liesse ?
Devant toi, je suis à genoux.
Je t’en prie, tiens tes promesses.
.Sans toi, loin de toi, ma vie se brise.
Mon cœur éclate, je meurs peu à peu.
Oublie . . . oublie cette crise.
Nous revivrons des jours heureux.
Non, c’est trop dur de te supporter,
Ne plus arriver à te suivre.
Il faut me laisser m’en aller
Que de toi, je me délivre.
Tu as abusé de mon innocence
Voulant toujours, toujours me dominer.
Je veux renaître de mes cendres,
Avancer sur un chemin de liberté.
Grand espace (Jeanne Fleury)
Depuis qu'il mesurait un mètre trente, il voulait décoller dans le grand Espace: monter en l'air, plus haut que la stratosphère et voir fumer les étoiles et rigoler la lune. Il avait vu et revu La guerre des étoiles, s'identifiant au jeune 'jedi' qui vogue de mondes glacés d'ennemis, en terres porteuses de princesses. Il connaissait chaque réplique, chaque personnage, chaque décor par cœur. Pourtant il trouvait que les vaisseaux de ses héros manquaient d'originalité: noirs pour le 'côté obscur de la force', blancs pour les rebelles. Monochrome et manichéen. Leurs formes ne le faisaient pas rêver non plus, ces forteresses pointues à la Vauban sentaient trop cruellement l'humain. Lui, il voulait s'embarquer dans une capsule flashy: rose fuchsia, bleu schtroumpf, ou vert anis. Une sorte de 'smarties' en somme qui lui permettrait d'aller gratter le charbon du ciel et de surprendre le soleil feuler.
L'énorme tambour crache Douglas John Warwick. Il se sent comme une salade à la sortie de l'essoreuse. Si épuisé qu'il pourrait lui-même produire les deux litres d'huile nécessaires à la vinaigrette qui l'accompagnerait. Pourtant par-delà la grimace de fatigue, son visage affiche une ineffable victoire:
Fin de l'entraînement! Repos forcé (et mérité) avant décollage vertical. Le démesuré tube de dentifrice bionique dans lequel il montera, dort encore. Il s'en approche. Le verre épais des yeux de l'appareil se mire dans l'acier de la carlingue. Douglas y pose sa main comme pour fermer sa paupière. Il s'offre un instant d'apaisement partagé. Le géant ne cille pas. Ils sont prêts.
Demain pousseront au cul de la bête des chariots de flammes qui lècheront la terre une dernière fois. Demain pousseront des ailes à Douglas. Il quitte la salle de lancement. Demain son rêve s'accomplira, son seul regret sera, bien-sûr, la pâleur du convoi céleste.
En rentrant, il mangera des 'smarties'.
Sur BRAHMS, Intermezzo
Album (Antonia Contreras)
Un jeune homme
Il est assis un peu sur le côté, ses yeux bleus regardent ailleurs, son front haut est comme une montagne du matin, sa veste de laine mise sans élégance voudrait recréer les manteaux de tous les hivers disparus, son nœud de papillon n’en est pas un mais une libellule.
Je suis là pour Elle et seulement pour Elle, et toute autre qu’Elle m’est étrangère car ma passion n’a pas de revers. Il respire un air d’aube étonnée sans faire de bruit. Des silences et des sons passent devant lui et il ne les regarde presque pas. C’est son univers et il lui est familier, le reste, meubles, fêtes, conversations, plats cuisinés, enfants, l’incommode. Sauf sa famille à Elle. Elle, peut-être une femme, peut-être la musique.
Il s’appelle Johannes Brahms.
Une dame à son trône
Elle est assise à une chaise au long dossier en bois travaillé. Tout dans son attitude est agir, elle a entre les mains un poème ou une partition, elle a devant elle mille claviers d’ombre et de lumière, tous les claviers de sa vie, et deux vies ne lui seraient pas suffisantes pour jouer de tous, pour les faire tous chanter, les cœurs des hommes aussi. Mais elle a eu huit petites vies contre la sienne, ses enfants, ces petits intrus tant aimés, et une grande trop grande vie contre son chœur, celle d’un génie ou d’un fou, qui l’aimait trop ou trop peu. Ses yeux recèlent des mystères dont elle ne soupçonne même pas l’existence, c’est en la musique qui émane de certains cœurs que ces mystères se réveillent. Ses mains sont au repos comme le sont les oiseaux entre deux envols. Une musique toujours nouvelle sommeille entre ses doigts, elle passe à travers comme du sable. Ah, elle aurait pu la faire chanter sous ses doigts… hélas, cette musique non née restera endormie pour toujours.
C’est Clara Schuman, née Clara Wieck.
Deux jeunes filles
L’une, un peu plus âgée, est assise, vêtue d’une longue robe foncée, elle ne regarde pas le photographe, mais un livre rouge qu’elle fait semblant de lire ou contempler. Le livre pourrait bien s’appeler « Le joli bois » et l’image qu’elle contemple être une vallée dans laquelle s’étend comme un tapis, ô combien vert et foncé, un bois de sapins. Elle dit en silence : les livres et la musique sont mes vrais amis, je ne veux pas vous regarder si vous ne regardez pas mon âme. La plus jeune, debout à droite de l’aînée, regarde, elle, le photographe et le futur spectateur. Tout dans son attitude dit, regarde comme je suis belle. Le reste ne m’intéresse pas. Je me marierai et j’aurai des enfants. Elle ne dit pas, car elle ne le sait pas, car son innocence est intacte, qu’elle mourra en mettant au monde son troisième enfant.
Ce sont Marie et Julie, filles de Robert Schumann et Clara Wieck.
Un hôpital
La façade est large et harmonieuse, l’immeuble semble posé sur le faite d’une douce colline de parterres, image de l’harmonie qui abrite la disharmonie. C’est là qu’il a perdu le langage qui l’unissait encore aux autres, les sons et les idées ont éclaté là-dedans, dans sa tête parquée dans ce magasin de l’étrangeté où sont rassemblés les perdus de ce monde. Des Anges et des Démons ont investi cette tête, vêtus d’or et de noir comme les abeilles dans leurs ruches, et le miel fabriqué par tous ces pollens immangeables est devenu dans son cœur à lui pure transmutation. Maintenant la tête est une ruche dévastée où plus aucune Reine ne commande les travaux.
C’est la clinique mentale d’Endennich où a été interné Robert Schumann
La femme aux ciseaux attachés à son cou par un ruban rose.
Ils l’ont aidée à découper toutes ces images éparses pour en faire un album, mais sans couper les fils de soie légers et brillants comme le diamant qui les unissaient, qui reliaient des cœurs à d’autres cœurs, par des liens qui nous sont connus et par des liens qui resteront pour toujours dans l’invisible, comme le resteront les fils ténus qui guident les mains et l’ouïe dans cet univers, domaine d’Apollon et des muses, qu’il est permis de fouler parfois à l’homme, guidé par la Musique.
Elle demande au Ciel un nouveau soleil, une nouvelle nuit, un nouveau sentier dans le bois de l’indicible et de nouveaux voyageurs pour ce vingt-et-unième siècle de tous les possibles qui est le nôtre.
C’est une femme anonyme à qui je ressemble
Quelques mots de Brahms et de son utilisation du piano comme journal intime.
Sur BACH prélude 16
Rythme danubien (Danièle Geroda)
Ton souffle doux et léger
Caresse mes joues
Faisant délicatement virevolter
Toi, moi, enfin nous.
Le bonheur chante à nos pieds.
Nous le partageons ensemble.
Maintenant on peut tout oublier
Tant on se ressemble.
La vie en ce jour nous ravit
Et nous embarque très loin
Dans la lumière ou la nuit
Sans plus de témoin.
Mes pas s’accrochent aux tiens.
Tes mains cramponnent mes bras.
Mon cœur bat, danubien
Danse sur aujourd’hui et demain.
Sur CHOPIN, Chopin, nocturne n°1 opus 15
De nouveau, la musique (Anne Juzeau)
De nouveau, la musique
Assis au centre de la petite pièce blanche, il contemplait avec émotion son clavier. Son cher piano était enfin là, après ces mois de voyage, cet hiver humide et gris à attendre, dans le silence, les notes qui se bousculaient dans sa tête, qu'il écrivait avec fièvre sur la partition sans pouvoir les écouter.
Epuisé par la frustration et l'isolement, il attendait que le calme revienne en lui pour commencer à jouer.
De la porte ouverte sur le jardin, venaient les derniers cris d'oiseaux cachés dans les oliviers, la fontaine coulait doucement sur les pierres, il recevait au fond de lui ces divers chants et les intégrait à sa mélodie. Il mit sa dernière composition sur le lutrin, la relut avant de placer ses doigts sur les touches.
Il se sentit prêt et commença à jouer quelques accords graves précédant le chant clair de sa main droite qui peu à peu prit de l'ampleur. Il exprimait dans son chant la joie de retrouver la musique, d'une façon libre et lumineuse, tour à tour grave ou dansante, se libérant de ses déceptions, de ses souffrances, flottant de plus en plus librement dans une inspiration inhabituelle.
Puis son jeu s'apaisa lentement, quand il ouvrit les yeux, il vit les deux enfants assis sur le seuil du jardin qui l'écoutaient, blottis l'un contre l'autre.
Prémonitions (Karima Hadjaz)
Rêves. Je rêve de lui, mon père,
Allongé sur son lit blanc défait.
Je rêve de lui,
Des semaines sans mots
Chacun quêtant la vie dans ses mouvements
Va-t-il partir ?
La poursuite de sa vie avec nous est-elle encore envisageable ?
Rêves prémonitoires, une nuit.
Je rêve qu’il m’avertit
De la descente imminente vers l’autre monde.
M’avertir. Pourquoi moi ?
Rêve.
Mise en branle de la suspension du temps pour passer du temps avec lui
Main dans sa main encore chaude de son sang chaud
Douceur des doigts qui ne veulent bouger qu’aux impulsions des paupières
Voix qui doit s’élever pour nous dire au revoir
Il se retient
Attend
Mes rêves s’animent,
Père sur un lit blanc d’hôpital cerné de feuilles
Les mots légers arrivent, s’élancent, s’accrochent aux branches défaites de ses phrases
Il parle, s’émeut, son regard jaillit dans l’écorce
L’arbre pleure, se nourrit de paroles
N’est-ce qu’un rêve ?
Réponse intérieure
Dans le silence des mots sans fin
Réalité, réalité hélas.
La libération est toute proche
Il attendait l’autorisation de partir, de se détacher
Voix tremblante
Les mots sortent de sa bouche
Mots neufs et précieux
Ricochets sur le lac glacé
Il s’était accroché aux ondulations du temps
Dernières saccades
Les feuilles virevoltantes dans la légèreté
De l’arbre enraciné…
Sur DEBUSSY Prélude
L’enfant au regard bleu (Françoise Martin-Faure)
J’ai fait naître un enfant
Dont le regard si bleu,
Dont la bouche pulpeuse
Et le teint si laiteux,
Font un visage d’ange
Casqué de boucles brunes,
Mousseuses sous mes doigts
Glissant sur cette soie
J’ai fait naître un enfant
Bondissant souplement,
Acrobate gracile
Et malicieusement
Toujours en mouvement….
J’ai fait naître un enfant
Soudain adolescent,
Révolté et sincère.
Musicien voyageant
Aux quatre coins de terre,
Dans une roulotte bleue,
Devenue l’univers….
Les rues mouillées de larmes (Louis Portejoie)
Quelque chose attend, descend doucement, posément, les notes vont du grave a l'aigu puis retournent de l'aigu au grave, comme si elles avaient oublié quelque chose, comme si elles cherchaient au hasard un chemin, une porte à ouvrir quelque part dans l'univers: celle-là ne débouche nulle part, il faut chercher encore : la main droite fouille, ouvre d'autres portes, semble hésiter, puis soudain se décide: les sons marquent les distances traversées, traînent un peu. Puis la main gauche attaque dans les graves, avec plus de certitude, des cascades de notes indistinctes les unes des autres forment une mélodie, des crescendos frappent puis les croches et les doubles croches semblent accélérer les secondes alors qu'en réalité elles les scandent. Puis, les silences, quelquefois plus évocateurs que les sons, suspendent le temps jusqu'à une déferlante tour à tour précipitée puis plus calme.
Anne marche seule, la pluie tombe doucement, les ruelles sont grises, la verticalité des immeubles tranche sur la perspective des rues mouillées de notes qui coulent entre ses doigts, qu'elle ouvre et ferme selon le débit souhaité, comme on joue avec du sable, sur la plage, imprimant un débit plus ou moins rapide selon l'écartement de ses phalanges : les notes s'écoulent, descendant des nuages d'où suinte la pluie, elles dessinent la silhouette de la jeune femme, sculptent son visage en gouttes scintillantes, inondent sa chevelure, puis pleurent doucement en rebondissant sur son cœur qui les renvoie en apesanteur au-dessus de la ville qui écoute, elle aussi . La main droite aux doigts fermes enfonce avec la même verticalité audacieuse les touches blanches et noires, tout en voletant sur la surface du piano qui dégouline des larmes qu'elle verse maintenant ,et dont chacune caresse doucement le clavier, pour s'évanouir lentement en mélodie dont chaque phrase accompagnera, plus tard, alors qu'elle pensera les avoir oubliées, le souvenir de ce qui fut et qui n'est plus.
Sur DEBUSSY Clair de Lune
Eclats de vol (Lise Capitan)
Au début, c’est un jaillissement
Les flots s’élèvent puis s’écoulent en toute quiétude
La vie se façonne, préservée de tous les dangers, au sein du nid familial
L’oisillon apprend
Plus tard, aux côtés de son âme sœur, il part voguer paisiblement sur une mer d’huile
De son halo laiteux, la Lune leur accorde sa bénédiction
Au loin, le vacarme du dehors s’étouffe, relégué au second plan
C’est maintenant entre les deux silhouettes perchées sur le pont que la vie se joue
La houle leur tend les bras, mais les deux ombres se serrent l’une contre l’autre
Elles tiennent bon
La tête toujours bien haute quand l’éclaircie daigne pointer le bout de son nez
En ces eaux revenues au calme, c’est à l’intérieur que le tourbillon bouillonne
Une nouvelle vie va paraître
C’est alors qu’ils perdent pied, l’envers passe à l’endroit, les pics succèdent aux creux
Le duo s’y engouffre à corps perdu
Pour goûter cette ineffable féérie, qui les surprendra plus d’une fois
Puis, leurs gesticulations vigoureuses s’affaiblissent
Deviennent des effleurements lents et délicats
Papillons virevoltants qui se posent sur une accueillante corolle pointillée de rosée
Frêle ballet, succession d’éclats de couleurs à travers leurs ailes diaphanes
Dans un sursaut, quelques menus battements agitent encore leurs ailes chamarrées
Ultime envol contre le bleu implacable du ciel
Pour y imprimer la polychromie de leur existence
Suspendue dans les airs dans une dérive infinie
Confidences (Michelle Jolly)
….C’était notre chemin, l’heure de la confidence, du murmure, des contours indécis, nous allions vers l’étang ; c’était comme un appel. La lune déjà levée, peaufinait son reflet ; l’araignée d’eau s’étourdissait de glissades, l’eau bougeait à peine. Nous n’osions pas parler, mais nous percevions autour de nous, de multiples vibrations. Qui aurait pu dormir ?
On sentait le guettant, le guetté, sous les feuilles, dans les arbres, près des joncs de la berge, sous la nappe noire de l’eau, une attente, une quête, une autre vie, peut être une mort ? rien n’était défini… C’était notre chemin, la lune prenait son bain, au loin les collines se mêlaient aux nuages, assis prés du saule guettant la hulotte blanche, on frémissait aux bruits de l’eau ; un plongeon, une échappée, à peine le temps de réagir, tout reprenait sa place, le silence son chant, le mystère sa magie.
…C’est encore le même chemin, mais je n’ai plus ta main. La lune, l’insolente a le même reflet, elle n’a pas pris une ride ! une araignée encore, patine à la surface de l’étang immobile. J’avance prudemment, je n’ai pas pu dormir..
Ici c’est le jeu des multiples pièges : la douceur de la nuit, le silence factice, car sous les feuilles, dans les branches, au fond de l’eau inerte, des mondes s’agitent, s’épient, naissent ou se détruisent ; nous n’osions pas parler, croyant à l’envoutement d’une nature complice, douce et saine illusion !
C’est le même chemin, j’y vais seule, sereine, même si je sens bien à cette heure tardive et confuse, que la lune impassible, insensible à nos maux, nos appels, nos vœux, viendra docilement, poussée par quel signal ? sur l’étang reposer tranquille, dans ses bras.
Appel, de Joëlle Saltel
Caresse de la voix
Aux échos semblables
À la mer qui se retire.
Le corps qui tremble de ne pouvoir dire
Une rencontre si fragile
Des idées qui se cherchent
Crépuscule des mots
D’une conversation amoureuse.
Gorgée d’eau fraîche,
La pluie sur ta nuque mon amour,
Messager tendre et fragile
Le corps enseveli sous les décombres
De la mémoire.
Appel insensé dans sa cohorte de désordre,
Enlace mon regard
Caresse mes paumes.