A partir d'une phrase,  ce qui m'étonne....c'est que vous trouvez cela étonnant

 

Ce qui m'étonne, me répondit-elle, après toutes ces années à se cotoyer, c'est que je n'ai pas compris le penchant que tu avais pour moi, non comme voisine mais sujet de tes désirs. Il aura fallu l'incendie de ta maison qui t'a amené toi et ta famille à venir vous réfugier chez nous.

C'était au mois de juillet, une belle soirée passée dans le jardin entre grillades et vin. Nos rires fusaient allègrement et embaumaient tout le lotissement, mais à cette époque de l'année, de plus un samedi soir, nous n'étions pas les seules à veiller. C'était la fête entre copines, anciennes du quartier, les maris avaient été priés de dégager pour nous laisser le champ libre ... . C'est amusant comme nous nous chamaillions pour prendre la parole et peindre les travers de nos compagnons respectifs.

Pourtant la soirée avait commencé bien sagement, à l'heure de l'apéritif, autour de la table de jardin, quatre jeunes femmes installées confortablement sur les fauteuils en rotin hérités de maman.

Puis à mesure que les joues rosissaient, nos propos s'enhardissaient perdant toute discrétion sur nos unions. Annabelle la première a envahi la pelouse avec sa part de mousse au chocolat et nous l'avons rejointe en nous répandant mi-allongées, mi-ensuquées dans les bulles de champagne. Rien ne manquait au festin, eh oui même les filles peuvent se laisser aller à se griser, sans doute un mauvais pli pris avec leurs maris... elles qui, adolescentes dédaignaient tout ce qui était alcool et se gaussaient des adultes ayant un peu trop bu et puristes déclamaient « moi je touche pas à ça, regarde comme ils se dégradent, je suis au-dessus de leur piètres faiblesses!!! ».

Un coup de coude a dégénéré en un vol d'assiettes à dessert et voilà que les robes maculées de chocolat, se sont emmêlées en un combat de tigresses hilares, pouffant et exultant comme de jeunes insolentes, loin de nos vies de femmes accomplies des années 70!

C'est dans ce capharnaum joyeux qu'une odeur de brûlé insistante nous a saisies.

Le quartier soudain dans la pénombre, un silence pesant nous ont clouées dans nos postures échevelées.

Puis de grandes flammes ont jailli à 100m de là, nos regards hypnotisés sans pouvoir repérer l'origine de l'incendie et, combien de temps vissées sur place, avant que nous réalisions le désastre opérant? C'est la stridence des camions de pompiers surgissant dans la rue qui nous a électrisées. Là nous nous sommes relevées d'un seul choeur la main recoiffant le désordre de nos cheveux, des minutes d'angoisse, et nous nous sommes dispersées, de petits cris stridents arrachés à nos lèvres.

C'est là que j'ai rejoint les badauds en groupe compact derrière les pompiers qui aspergeaient ta maison. Ils ont demandé à la population de pouvoir héberger les victimes de l'incendie, je me suis désignée. C'est alors que je t'ai reconnu.

Tu avais l'air égaré, encore sous le choc, puis avec ta femme et ta fille emballés dans les couvertures de survie vous m'avez suivis. La nuit fut longue. Le dimanche tu as décidé de rester dans l'aire de ta maison brûlée pour affronter ce qui pouvait être sauvé. Ta femme a fui hystérique chez ses parents emportant votre enfant: « c'est de ta faute tout ça! ». Tu es resté impassible à ses attaques mais, à peine étaient-elles parties, tu t'es effondré sur le canapé rose passé de mon salon. Je t'ai servi un bon wisky, c'était déjà 10h, j'ai pris ta main, essuyé ton front, et dans l'émotion nous nous sommes rejoints, au-delà de toute préméditation.

Cela fait 3 semaines que tu es installé à la maison, tu m'as parlé de ton désir, lorsque tu me voyais en courant le soir le long de ma clôture, me ravissant d'un signe de la main, tout sourire dans l'expiration. Je m'étais prise à ce rendez-vous muet et m'arrangeais pour sortir à ce moment-là, excitée de ce petit secret qui me semblait bien inoffensif. Pas si inoffensif que ça finalement.

Ta femme t'a quitté, mon mari en mission humanitaire est revenu...chercher ses affaires.

Dos à cet unisson, même les étoiles coopèrèrent.Tu t'étais installé durablement, nous étions inséparables, les jours de congé en balade, batifolant dans nos campagnes verdoyantes, les sorties aux concerts de rock et des variétés du moment..

C'est ainsi que j'ai passé ces dernières années, comblée par l'amour de mon beau partenaire, toi, jusqu'à ce jour de mars, le 20 mars 1976 où notre belle idylle a basculé en cauchemar.

Aurais-je pu le voir arriver? Non, en femme heureuse sans histoire, je n'aurais pu l'imaginer...

Certains indices pourtant, une part de ta personnalité que je n'arrivais pas à saisir, me mettaient mal à l'aise... Je t'ai surprise dans un soliloque face au grand miroir du salon, tu étais déguisé en malfrat si bien que j'avais eu peur en rentrant inopinément de tomber sur un voleur! Tu m'as rassurée en riant mais j'ai bien senti que je t'avais dérangé et découvrant tes échanges intimes qui devenaient récurrents, je me suis laissée aller à t'observer. Tu aimais te dessiner en rôdeur furtif, noir, louche, et faisant peur.

 

Un changement dans son comportement, son visage fermé, sa voix soudain tranchante, son sac noir qu'il posait délicatement au pied de la commode et qu'il n'ouvrait pas, son téléphone auquel il ne répondait pas en ma présence, tout à coup ces détails omis ont pris une ampleur que je ne voulais pas voir.. Donc ce jour de mars à 6h du matin, levée en trombe par la sonnerie de la porte d'entrée, les képis en rang serré, le souffle haché et le débit autoritaire pénètrent et se déploient en un éclair, et mon amoureux tout sec et tout nerveux qui tente de s'enfuir par la fenêtre de la salle de bains donnant sur l'arrière de la maison, mais celle-ci est cernée, il est pris au piège, de son propre piège?

Ils lui enfoncent la tête dans la voiture de fonction et partent en trombe, je ne le reverrai jamais, ce qui m'étonne c'est que vous trouvez étonnant que je n'ai pas cherché à savoir, qu'importe je suis vieille maintenant et seul le vent me caresse et seul le vent me comprend.

 

CJ