Cinoche au prétoire.
La salle d'audiences du Tribunal de Clapas sur Lez, dans la torpeur d'un après-midi d'été.
Le président du Tribunal.
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Le greffier.
Affaire Létourneau contre Lancelevée. La demandeuse, Mademoiselle Sidonie Létourneau, ici présente, assistée par son avocat, assigne son collègue Monsieur Léon Lancelevée, comparaissant en personne, pour vol de personnalité.
Le président.
Vol de quoi ? Excusez-moi, je suis un peu dur d'oreille.
Le procureur.
Vol de personnalité, vous avez bien entendu. La déposition de la plaignante a été enregistrée au Commissariat central de Clapas-sur- Lez, le 15 juillet dernier. Les faits qu'elle reproche au Sieur Lancelevée sont qualifiés d'«atteinte à la vie privée aggravée de harcèlement », vu leur caractère répétitif. Infraction à l'article 1253 quinquies du Code des Bonnes Moeurs. Délit prévu et réprimé par l'article 3422 quatrième alinéa du Code pénal. Peine encourue par le prévenu : trois mois d'emprisonnement et dix mille euros d'amende auxquels s'ajouteront les dommages intérêts à la victime que la Cour voudra bien fixer en réparation du préjudice subi.
Le président.
À condition qu'il soit démontré que ledit préjudice est direct et certain ! Merci, Monsieur le procureur. Passons à l'exposé des faits. L'avocat de la plaignante a la parole.
L'avocat de la plaignante.
Ma cliente, mademoiselle Sidonie Létourneau, exerce la profession de comptable à l'Agence immobilière Pierre Quiroul, en centre ville. À ce titre, et pour son infortune, elle est placée en contact permanent avec monsieur Léon Lancelevée, chargé de clientèle et démarcheur à la même agence, un personnage connu pour sa bonne mine et son bagout. En clair, un frimeur.
Le président.
Tout ceci reste à voir. C'est un jugement de valeur que vous portez sur lui, Maître. Pour l'heure, tenez-vous en strictement aux faits, ainsi que je l'ai demandé.
L'avocat.
J'y viens. Depuis quelques mois, mademoiselle Létourneau s'est aperçue en batifolant sur internet que son collègue était l'auteur de nouvelles plus ou moins coquines publiées sur un blog collectif.
Le président.
Qu'y a-t-il là de répréhensible en soi ? Rien, à moins que Monsieur Lancelevée n'ait écrit lesdits textes durant son temps de travail, auquel cas il s'agirait d'une faute professionnelle sans rapport avec l'instance et qui ne concernerait que l'employeur du prévenu.
L'avocat.
Le hic, c'est que ma cliente estime se reconnaître dans ces nouvelles. Dans sa déposition, elle reproche à monsieur Lancelevée est d'avoir (je cite) « dérobé des éléments de sa personnalité, dans ce qu'elle a de plus secret et de plus précieux, pour les intégrer à son univers romanesque ». Son collègue aurait abusé d'elle pour en faire, à l'insu de son plein gré (sic) un personnage de fiction.
Le président.
Hmmm... Ce cas est effectivement embarrassant. De telles accusations, si elles sont fondées, pourraient être graves pour le prévenu. Mais la plaignante apporte-t-elle la preuve du délit ? J'entends par là les citations incriminées et tous autres éléments factuels recueillis et dûment versés au dossier.
L'avocat.
Oui, mais je préfère, étant personnellement peu porté sur la littérature, laisser directement la parole à ma cliente. Mademoiselle Létourneau, pouvez-vous lire au tribunal à haute et intelligible voix quelques extraits représentatifs des textes litigieux ?
Sidonie Létourneau (rougissant).
Eh bien, Monsieur le Président, les exemples sont nombreux autant que variés. Je n'ai que l'embarras du choix entre les incongruités de mon collègue que je juge inacceptables.
Dans sa nouvelle «Sandy for ever », il lance à son héroïne : "T'es moins tarte que t'en as l'air" et Sandy lui répond "Oh,merci !"
Le président (baillement).
Ce n'est pas très galant de sa part, mais il n'y a là rien d'injurieux, ce me semble.
Sidonie Létourneau.
J'aurais préféré un compliment du genre : « T'as de beaux yeux, tu sais », qui lui vaudrait un baiser de cinéma. On en est loin dans sa nouvelle intitulée « Cyrano fait du ski ». Là, je me sens directement visée par cette réplique que le héros lance à son amante Roxane (à l'évidence un autre avatar de ma personne) : « Je sens que toi et moi, on a le même problème, c'est-à-dire qu'on ne peut pas vraiment miser sur notre physique. Surtout toi. »
Le président.
Bigre ! Si vraiment cette réplique s'adresse à vous, elle n'est pas très flatteuse.
Sidonie Létourneau.
D'autant que mon collègue a le toupet de situer l'action de sa nouvelle un 18 avril !
Le président (interloqué)
Ah... Et alors ?
Sidonie Létourneau.
C'est juste que le 18 avril correspond à la Saint Modeste. Un comble ! Il aurait au moins pu choisir le 24 février, date où l'on fête la Saint Parfait. Mais ce mufle aggrave son cas dans sa nouvelle intitulée « Isabella ». Léon qualifie de « pulpe fiction » les tétons siliconés de son héroïne. Une moquerie, une véritable offense à mon égard ! De plus, comme vous pouvez en juger, sa prose trahit son mépris des femmes : « On courtise, on séduit, on enlève et, en cas d'urgence, on épouse. »
Le président.
Le machisme est un fait de société, consternant certes, mais à la vérité peu nouveau. Dès lors qu'il se manifeste sous forme purement verbale, il n'est pas sanctionné par la Loi. Je le regrette, mais ne puis retenir cet autre chef d'accusation. Poursuivons. La parole est maintenant à la défense.
L'avocat du prévenu.
Monsieur le Président, aujourd'hui comparaît devant votre tribunal un employé modèle, ainsi que l'atteste l'appréciation écrite de son employeur (pièce versée au dossier). Que reproche-t-on en fait à mon client ? D'avoir manqué à ses obligations professionnelles ? D'avoir abusé de la vulnérabilité de sa collègue ? Non ! Simplement d'avoir écrit un certain nombre nouvelles où s'expriment sa verve et sa fantaisie. La belle affaire ! À notre époque où l'écriture fait figure d'échappatoire à la morosité ambiante et aux vicissitudes de l'existence, il se trouve (ô paradoxe !) plus de gens pour écrire que pour lire. Plaignons les uns et encourageons les autres !
Je ferme vite cette parenthèse et j'en reviens au cas de Monsieur Lancelevée. Voilà qu'une collègue du prévenu se livre sur le net aux caprices d'un moteur de recherche. L'ordinateur nourrit ses fantasmes. Sidonie Létourneau croit même se reconnaître dans certains personnages que mon client met en scène. Soit. Admettons que l'auteur s'inspire plus ou moins de celles et ceux qu'il côtoie au quotidien, voire qu'il leur emprunte à l'occasion tel ou tel de leurs traits. Peut-on pour autant qualifier cet acte anodin de « vol de personnalité » ? Certainement pas ! Monsieur Lancelevée s'en défend formellement, lui qui n'use que de noms d'emprunt pour désigner les héros de ses nouvelles. Il prend aussi la précaution de mentionner, selon la formule consacrée, que « toute ressemblance avec des personnes réelles ne peut être que le fruit du hasard ». Cela ne suffit-il pas à le disculper ?
J'irai plus loin, Monsieur le Président. Mademoiselle Létourneau est comptable de l'entreprise où travaille mon client. Une employée sédentaire et qui vit continuellement dans les chiffres a parfois besoin d'un peu de distraction. Ses divagations sur la Toile en témoignent, elle-même reconnaît s'adonner à la rêverie. Qui plus est, Léon Lancelevée a la réputation d'un «chaud lapin» dans son entourage. Son accusatrice ne trahit-elle pas, en surfant sur son blog, un certain intérêt, si ce n'est un penchant secret pour son collègue ? En conclusion, plaise à la Cour de considérer que les accusations de la plaignante sont infondées, qu'elle n'a subi aucun préjudice, subséquemment de relaxer le prévenu, lequel n'a rien à se reprocher et condamner la demandeuse aux dépens.
Le président.
Monsieur Lancelevée, avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense ?
Léon Lancelevée.
Rien, sinon que je regrette de me trouver aujourd'hui confronté pour une vétille avec une collègue que j'estime et apprécie par ailleurs. Je mets ce malentendu sur le compte de son extrême timidité.
Le président.
La séance est levée. Affaire mise en délibéré. Jugement à quinzaine.
En guise d'épilogue.
Le Palais de Justice après l'audience. La salle du tribunal se vide, libérant – sombre envol de corbeaux – son contingent de robins, de chicaneurs et de badauds. L'assistance se disperse. Sidonie et Léon se retrouvent à présent seuls sur le parvis, l'air plutôt embarrassé. Tout d'abord, ils tentent de s'éviter. Puis ils se rapprochent imperceptiblement.
« Sido, je voulais te dire...
- Quoi donc ????
- Eh bien - Eh bien... Qu'on aurait pu, euh.... enfin... s'expliquer plus tôt. Et puis non, laisse tomber ! »
Elle le regarde d'un air las ! Tout ça pour en arriver là ! Quel gâchis ! Lui aussi la regarde.... mais différemment, comme il ne l'a jamais fait jusqu'à présent. Dans sa morne vie de comptable, Sidonie est aux yeux de ses collègues, une silhouette informe, une « une femme-tronc », dont ils ne voient que la tête et les épaules, juste le haut d'un pull over atone qui dépasse derrière l'ordinateur. On lui lance un vague « Bonjour » – « Au revoir », accompagné chez les copains d'un bisou. Parfois, à l'heure de la pause, Léon lui offre un café au distributeur, mais il ne lui parle pas, ça ne va pas plus loin. Aujourd'hui, ce fier-à-bras découvre sa collègue « en pied ». Il remonte même un peu plus, car elle a (juge-t-il) des jambes qui valent le détour. Pour lui, c'est une révélation ! Pour se rendre au prétoire, Sido a choisi une tenue habillée, sobre et sans excentricité. Elle a refait sa coloration.
Du coup, Léon la trouve presque séduisante. Il propose de lui faire un brin de conduite jusqu'à l'Esplanade. Et pourquoi pas ? D'y prendre un verre ensemble.
Sidonie accepte. L'Esplanade n'est pas bien loin. Elle a pris sa demi-journée. Ils ont le temps.
Chemin faisant, sans arrière-pensée aucune, Léon lui tend son bras, qu'elle repousse. Mais avec douceur. Il exagère. Après tout ce qui vient de se passer, quand même.... !
Il y a du monde sur le mail. Ils se fondent dans la foule des promeneurs, prennent place à la terrasse d'un café. Ça lui fait tout drôle, à Sidonie, de s'asseoir au soleil, ici. À l'heure qu'il est, la comptable qu'elle est devrait être à son poste, à trimer. C'est incroyable, se dit-elle, le nombre de gens en âge de travailler qu'on voit siroter des consommations sur la place aux jours et heures ouvrables. Un zeste de brise effleure sa peau. Le soleil la caresse à travers les frondaisons.
Quand le garçon passe, elle commande pour elle un lait grenadine. Lui, un demi pression. Ils ne se hâtent pas de reprendre la conversation. Il y a trop de sujets qui fâchent.
Finalement, retenant son souffle, elle risque :
« Alors, maintenant que nous sommes entre nous, Sandy, Roxane, Isabella ? C'était bien moi? »
Léon réprime un haussement d'épaule, comme pour se débarrasser de la question, se prépare à lui dire quelque chose du genre : « Il se peut qu'il y ait un peu de toi, comme de n'importe qui d'autre ».
Ce ne serait jamais qu'une goujaterie de plus. Pire : une méchanceté. Léon qui en a déjà pas mal sur la conscience, surprend le regard de Sidonie, humble, on dirait presque suppliant. Évidemment, ce n'est pas cette réponse qu'elle attend. Alors il triche un peu, se résout à lâcher un laconique : « Oui ». Pas vraiment un mensonge. Boy-scout, il appelait ça « faire sa B.A ». Sido le gratifie d'un lumineux sourire. Elle a gagné. Juste récupéré ce qu'il lui avait dérobé.
Ils sont sur le point de se lever. Léon sort quelques pièces de sa poche pour régler les consos. Pas besoin d'aller aux toilettes ? Non. Sidonie lui glisse quelques mots au creux de l'oreille. Un chuchotement : « Vite embrasse-moi. Personne ne nous regarde. »
A-t-il bien compris ? En tout cas, Léon ne se fait pas prier. Qui ne tente rien n'a rien.
Illustrations :
Granville : « les Métamorphoses du jour » album de lithographies, 1829. Planches n° 18 et 37.
Références cinématographiques (par ordre de citation dans le texte) :
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Grease, comédie musicale américaine réalisée par Randal Kleiser(1978) .
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Quai des Brumes, film français de Marcel Carné, texte de Jacques Prévert (1938)
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Les Bronzés font du ski, film français, Patrice Leconte (1971)
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Pulp Fiction, film américain, Quentin Tarentino (1994).