Le déjeuner des anciennes élèves

chignon_banane_reference(épisode 2)

 

Escortée par France Duvigneau, Muriel fut surprise de retrouver dans la salle des fêtes, l’atmosphère particulière des années où les classes s’y rassemblaient pour un spectacle. Même éclairage sinistre, diffusé par les tubes de néon fixés au plafond, même impersonnalité à laquelle, cette fois-ci, le petit groupe des anciennes élèves perdu dans un recoin, conférait une note surréaliste : un radeau échoué dans l’océan !

Mais Muriel n’eut pas le temps d’aller plus loin dans ses impressions, une jeune femme s’avançait vers elle : Anne. Elles s’embrassèrent, émues. Anne parlait : c’était une chance qu’elle soit de passage chez sa mère… mais Muriel ne l’écoutait pas. Elle regardait ces yeux noirs, ce beau sourire, les cheveux bruns maintenant relevés en un chignon sophistiqué… et la foule des moments partagés au cours de quatre années scolaires consécutives, affluait en elle, d’un coup. Temps lumineux qui avaient éclairé les périodes souvent maussades de l’adolescence, secrets et rêves échangés  avec cette tendresse délicate et attentive qui marquait leur relation. Mais aussi délires, chahuts auxquels elles s’étaient données à cœur joie… D’ailleurs Brigitte qui les avait rejointes, rappelait ce jour mémorable où elles avaient quitté la classe l’une après l’autre laissant Melle Baudoin, muette de stupeur…

 « Mais quelle horreur ! Quelle cruauté ! Et on se plaint des élèves d’aujourd’hui ! » commentait Catherine en riant… Muriel remarqua qu’elles avaient toutes repris leurs mines d’écolières, les yeux brillants, les voix chuchotantes…la réunion promettait d’être drôle.

France eut à peine le temps de regretter l’absence d’Edith et de Marie-Claude, que cette dernière fit son apparition, affublée d’un chapeau qui aurait provoqué l’hilarité générale si leur hôtesse, remarquable, n’avait crié avec autorité « A table immédiatement, vous toutes ! ».

Décidément, abstraction faite de quelques rides négligeables, le temps ne les avait pas atteintes, se répétaient avec un entrain juvénile, les anciennes élèves maintenant installées devant leurs assiettes. Et notamment  Marie-Claude qui avait toujours eu l’art de dénicher des accoutrements étranges et peu flatteurs. « Non, personne  ne change vraiment » songea Muriel observant Edith qui arrivait enfin, essoufflée, à leur table, se confondant en excuses.

Elle était élégante. Et conviviale. Elle fit le tour de la table, embrassant chacune, avec un mot affable, avant de s’asseoir. Quand ce fut son tour, Muriel eut droit aux mêmes démonstrations auxquelles elle répondit avec sérénité.

France avait bien fait les choses. Pour une participation modique, le déjeuner qu’elle avait composé était parfait. Très éloigné des repas au réfectoire qu’elles ne manquèrent pas d’évoquer : « Et les lentilles au lard, et les pois cassés ignobles… ah mais j’aimais bien les frites, j’en garde un souvenir ému ! ». « Au fait, pourquoi ne sommes-nous pas installées au réfectoire ? Il est plus sympa que cette salle… » « Il est en travaux… » expliqua France.

« Vous avez sûrement appris la nouvelle au sujet de Sœur Céline ? » demanda Brigitte, coupant le silence qui accompagnait l’arrivée du gigot froid. Elle observa avec plaisir l’étonnement produit par sa question, avant de s’expliquer :

-    Elle a quitté les ordres il y a quelques années ». Un murmure parcourut la tablée.

-    Je me trompais, on peut changer » se dit Muriel.

-    En fait, ça ne me surprend pas tellement, elle était faite pour une autre vie ». Plusieurs approuvèrent les propos de Nicole. Mais Brigitte poursuivait :

-     Et c’est au cours d’une croisière sur le Nil… vous vous rappelez qu’elle avait fait des études d’ethno… qu’elle a rencontré son mari ! 

 Les réactions fusaient « Incroyable ! Digne d’un roman de gare » « Quel romantisme ! ». -    Des détails, on veut des détails sur la nuit de noces ! ». Anne et Catherine trépignaient en tapant sur la table avec leurs fourchettes, comme au bon vieux temps.

-    Taisez-vous, bande de dégénérées. C’est un archéologue respectable, un peu plus âgé…  Brigitte avait peine à se faire entendre dans le tohubohu général.

-          Mais c’est le Pr Tournesol, la veinarde !… 

-          Le salaud, tu veux dire,  tous les mêmes, ils aiment les jeunettes ! 

-          Je vous rappelle qu’elle avait quand même quarante-cinq ans quand elle s’est mariée, elle a dû réfléchir un peu !

-          Elle aurait pu choisir un homme superbe, elle était très belle, susurrait Marie-Claude.

-          Et très passionnée  ajoutait Sophie. 

-          C’est ce qui l’a perdue, affirma France d’un ton pénétré.

-          Sauvée, tu veux dire ! » clama Muriel.

Il lui semblait qu’une ambiance feutrée prenait insidieusement le relais du brouhaha occasionné par cette annonce. Un parfum de convoitise flottait. Aux exclamations succédaient des murmures. Les rires avaient fait place à  des expressions rêveuses ou entendues.

-          C’est bon, pensa Muriel, riant en son for intérieur, le chapitre « enfants et conjoints » a été réglé aux hors d’œuvre, nous allons pouvoir enfin aborder des sujets moins officiels… 

 

      La conversation générale s’était en effet orientée vers le dialogue, le ton avait baissé.

      Muriel regardait Edith qui écoutait Marie-Claude avec grand intérêt, semblait-il

-          Malheureuse brebis… si elle savait à quelle cruelle confidente elle se livre !

Après cette réflexion, Muriel se secoua. Comme disait Laurent, à quoi bon invoquer ce vieux passé d’adolescentes…Oui, à quoi bon ?

Certes Edith l’avait laissée punir à sa place - mais tout le monde n’est pas courageux -

Certes elle avait fauché dans son pupitre son journal intime - mais l’honnêteté n’est pas universelle-

Certes elle avait lu ce journal à ses amies personnelles, en son absence à elle, Muriel. Livrant notamment l’histoire d’amour qui y était relatée. Histoire passionnée de ses seize ans dont le souvenir créait encore aujourd’hui de la nostalgie. Le style enflammé qui était le sien, la tristesse et l’espoir dont les mots d’alors étaient porteurs… tout cela avait été traîné dans la boue, y compris le nom de cet amoureux dont elle espérait un regard : Edouard.…

Certes, nul n’est parfait, se répéta encore Muriel. Mais la conviction n’y était pas.

Cependant Edith venait d’être interrompue dans son entretien  par la sonnerie de son portable.

« C’est mon mari, annonça-t-elle, souriante. Il vient me chercher au dessert, et nous partons directement en Italie. Bonne occasion pour vous le présenter.

-          Excellente idée… tant que nous y sommes, que celles qui ont des photos de leurs amoureux et de leur progéniture osent les montrer. Certaines s’exécutèrent en riant pendant que d’autres s’excusaient de les avoir laissées chez elles.

     

 France, aidée de Brigitte, apportait le plateau chargé des tasses à café et de petits gâteaux,   lorsque la porte du fond de la salle de fêtes fit un bruit léger en s’ouvrant. Toutes les têtes se tournèrent. Un homme entra. Muriel vit Edouard se diriger vers elles.

 Ah ah... Suite, demain !