Le déjeuner des anciennes élèves, épisode 4 (et fin)

 

botes_2-          Et tu n’as jamais imaginé qu’elle pouvait les confisquer ?

-          Mais tu es folle ! Elle était la prévenance même, elle souffrait de ma tristesse. J’ai même commencé à déprimer sérieusement, au point que j’ai accepté qu’elle reste un peu plus longtemps que prévu. C’était la seule personne qui m’offrait son amitié dans un moment de chagrin… Muriel, tu crois vraiment qu’elle a pu faire ça ? Mais pourquoi ? Elle m’affirmait qu’elle te connaissait très bien…

-          Et pour cause…Je vais t’apprendre une chose : Edith avait piqué mon journal intime dans mon casier et avait lu publiquement ce qui m’était le plus cher, à savoir la passion que je nourrissais pour toi. Et, bien entendu, le récit de notre coup de foudre y figurait… tu imagines dans quels termes…

      Elle était donc très bien renseignée sur les sentiments de celle qu’elle détestait (je n’ai d’ailleurs jamais bien compris pourquoi), et dorénavant j’ai été la rivale par excellence. J’imagine qu’elle était déjà amoureuse de son petit-cousin…

-          Je suis anéanti … je suppose donc que cette première lettre est restée dans son sac.  Et, comme trois jours après je n’avais pas de réponse, j’ai vidé mon sac : elle était ma seule compagnie et faisait preuve d’une attention extrême, face à mon chagrin. Ma ligne de téléphone était rétablie, et toi-même n’avais pas mon nouveau numéro,  je lui dis que j’allais t’appeler au plus vite. Elle m’a mis sur mes gardes. Je l’entends encore : « Je vais t’avouer une chose m’a-t-elle dit. Au moment des épreuves du bac, j’ai croisé Muriel. Elle était étrangement en veine de confidences, et a évoqué son dernier succès amoureux : Toi ! Elle riait, elle s’était prise au jeu, disait-elle, mais elle était peu faite pour les histoires durables… d’ailleurs un certain Eric avait capté son attention… plus intéressant que toi qu’elle trouvait  gentil mais collant… tu imagines, Edouard, ma tristesse face à ces propos… si tu veux mon avis, évite une souffrance supplémentaire en lui téléphonant, elle te raccrochera au nez !

-          J’étais abasourdi.  J’ai renoncé à t’appeler. Je t’imaginais, me rabrouant, sans que je puisse dire un mot pour ma défense… mais j’ai continué à t’écrire (Edith jouait les facteurs). J’étais tellement sûr de ce qui avait jailli entre nous, que je voulais te convaincre… et puis c’était pour moi une manière de conjurer le sort, de garder le lien, de ne pas renoncer…Maintenant tout est clair. Elle a  confisqué toutes ces lettres. Pendant des mois, je n’ai été soutenu que par son amitié. Ses attentions, sa confiance m’ont touché. J’ai cédé à ses instances (tu as raison, elle m’aimait depuis longtemps), nous nous sommes mariés.

 

Muriel, recroquevillée sous la table, écoutait. Elle interrompit Edouard.

-          Et moi, pendant des mois, et même des années, je me suis morfondue, pour finalement me marier aussi…

-    O Muriel…au moment où je te retrouve, je découvre qui est ma femme… certes, notre couple n’a pas toujours bien fonctionné. Je la trouvais dure, parfois, jalouse sans raison… assez lâchement, j’ai laissé mon boulot m’absorber, et mes enfants me rendaient heureux…

 

Ils se retournèrent avec difficulté l’un vers l’autre. Une chaise avait basculé suivie d’une autre. Elles coinçaient la jambe d’Edouard. Mais l’un comme l’autre étaient loin des contingences terrestres et Muriel ne sentit plus le froid quand elle se retrouva nue dans les bras d’Edouard qui n’arrivait pas à se dépêtrer de son caleçon.

Jamais amour ne fut plus torride.

Quelques temps plus tard, allongés sous les 4 chaises, ils commencèrent à échafauder des projets d’avenir.

Muriel se réservait de lui confier la nature de ses relations avec Edith un peu plus tard. Pour l’heure, ce n’était pas le propos. Il s’agissait de trouver des solutions concrètes. Edouard lui proposa de partir avec elle dans sa camionnette, sa femme ayant un jeu de clés, elle pourrait rentrer sans difficultés. Les décisions officielles se prendraient dans quelques jours. Alors qu’ils s’approchaient de la fenêtre (ni l’un ni l’autre ne voulant risquer de croiser une ancienne élève ou une surveillante égarée), le portable d’Edouard sonna. Il répondit :

 « Qu’est-ce que je fabrique depuis si longtemps? Je vais te le dire, Edith : je tente de reconstruire, et crois-moi c’est sportif, ce que tu as démoli il y a si longtemps ».

 Il remit le portable dans sa poche, jucha Muriel sur le rebord, et sauta à sa suite dans la cour. Ils récupèreraient la camionnette à la nuit tombée, grâce au code que France leur avait confié.

 

                                                             FIN

Photo de Marie-France Annasse, http://mariefranceannasse.typepad.com/mariefranceannasse/2007/12/les-botes-aux-l.html