Entre chien et loup
Piste d'écriture: s'inspirer de photos représentant des fenêtres.
Entre chien et loup
Entre chien et loup, à l'heure magique où le jour est encore bleu mais où les lampes s'allument, on aperçoit par les fenêtres éclairées que le quartier reprend vie. Déserté le jour, les appartements se repeuplent. Ici et là on se délasse et on délaisse le fardeau du travail. A l'étage supérieur un homme rêve ou pense. Il vient d'enlever sa veste de cuir, peut-être doit-il faire face à une situation difficile ou du moins inhabituelle. Il doit emprunter une route inconnue, réinventer sa vie. Il est seul et sa solitude est habitée par des pensées profondes qui l'ont empêché d'aller plus loin, l'ont assis sur le bord de la table, l'ont figé. Il est ailleurs et pourtant là en pleine lumière, dépouillé de son moi social. Laissons-le s'absorber totalement, vivre sa vie intérieure si intense. Elle ressemble à cet instant de grâce où le jour et la nuit s'échangent, basculent, poétisent nos émotions et nos réflexions.
Deux étages plus bas, on devine un atelier de sculpteur, on aperçoit une silhouette au travail. C'est un homme, il songe à Galatée, il va réaliser son rêve, produire la beauté, la fixer malgré sa fuite incessante – elle s'éloigne et il la rapproche, elle prend une forme et puis une autre, rit et pleure, vit et meurt. Mais il saisira son essence même. Il le sait, il sait qu'il l'incarnera, l'enfantera dans la douleur et dans la joie. Il est seul mais habité, ses mains s'affairent, traduisent en gestes précis la vision fugitive qu'il va immortaliser. C'est cela oui, il saisit des vertiges. C'est la poésie selon Rimbaud, douce comme le baiser de la nuit et légère comme le frôlement du jour.
Cet immeuble bien sûr c'est coin des artistes. Mais plus loin, sur la gauche, c'est déjà un autre monde, ce sont des appartements modernes avec balcon. On y aperçoit une jeune femme qui vient respirer ; son bébé s'est enfin endormi, son compagnon va arriver ; elle guette sa voiture ; un peu d'angoisse traîne au fond de son cœur, la vie est si mystérieuse, si peu sûre. On ne peut la figer, elle vous fuit comme fuit la clarté, comme s'avancent la nuit et l'inquiétude. Elle a froid tout à coup ; elle se secoue et rentre. Elle va voir le bébé, il dort paisiblement et elle se sent réconfortée ; alors elle met tout doucement en marche sa nouvelle chaîne stéréo. Mozart lui verse une pincée de flûte enchantée et elle reste éblouie. On a besoin des artistes pour vivre, elle ne sait pas créer mais elle a cet enfant là si fragile et si beau, la vie. Le dialogue est donc possible avec Mozart, avec tout créateur. Toute solitude est peuplée de tous ceux qui ont vécu, parlé, donné ; ils nous recréent.
L'être-ensemble passé présent avenir palpite au cœur de cette heure où le conflit des lumières vous enveloppe à la fois d'un trouble nostalgique et d'un espoir furtif.
CHRISTIANE REYNARD 17 décembre 2012