Mille-fleurs 10

 Épisode cévenol.

 

[ Résumé des épisodes précédents : Gravement compromis avec Émilie, Maxence a perdu son poste à Handi-Assistance et a dû s'éloigner de la ville. Audrey, son amie de coeur, est présente auprès de lui dans cette mauvaise passe. Ensemble, ils louent une maison de maître à Lazerche-les-Mines. ]

Ciel pluvieux

Les mois passaient. Le temps des colchiques avait relayé celui des primevères.

La fin de saison s'annonçait mal. La météo ne s'était pas trompée : elle avait prédit pour les heures à venir une pluie diluvienne. Ce 21 septembre, dernier jour de l'été, tout le secteur était placé en vigilance rouge, le niveau d'alerte maximum. Il était recommandé à ceux qui le pouvaient d'éviter de se déplacer, de rester confinés chez eux. Le jour durant, de lourds nuages aux couleurs d'encre, poussés par un vent de sud-est, s'étaient accumulés en piémont des Cévennes. Au loin, la montagne avait pris une teinte livide.

Audrey, nouvelle dans la région, n'avait jamais vécu ce qu'on appelle un « épisode cévenol ». Elle se faisait du phénomène une représentation plutôt floue. Maxence, enfant du pays, se lança dans une longue explication pour épater sa colocataire, lui dit que cela résultait de la rencontre entre deux masses d'air, l'une froide et sèche, venue du continent, l'autre chaude et chargée d'humidité; que le choc des deux pouvait générer de véritables catastrophes. Cet agité du ciboulot soutint que ces principes complémentaires et cependant opposés, s'attiraient et se repoussaient comme le yin et le yang. Il se hasarda à faire un rapprochement avec leur propre situation. La jeune femme coupa court aux élucubrations de Max. Bien sûr, elle avait entendu parler par divers media des inondations survenues naguère à Nîmes et Sommières. Si un tel scénario se reproduisait à Lazerche, il y avait des soucis en perspective !

À l'orée de la nuit, les nuages menaçants éclatèrent comme un abcès, puis ce fut comme si le ciel leur tombait sur la tête. Le vent se leva, soufflant et sifflant en violentes bourrasques, l'ouragan allait bientôt se déchaîner.

Audrey n'était pas du genre à rester les bras croisés. Elle s'écria : « Bon, ce n'est pas tout ça, qu'est-ce qu'on fait là, tout de suite ? ». Ne se fiant qu'à son bons sens, elle entreprit de barricader portes et fenêtres, eut soin de calfeutrer le moindre interstice pour empêcher d'éventuelles entrées d'eau.

En même temps, la pluie commençait à crépiter, martelant avec un bruit de crécelle la gouttière en zinc. Réfugiés dans le salon, Maxence et Audrey eurent l'impression qu'une déferlante s'abattait sur la maison, c'était comme un torrent submergeant tout sur son passage. Ils devinaient plus qu'ils ne voyaient ce qui se passait au dehors. De la rue adjacente leur parvenait un brouhaha de coups de klaxon entrecoupé des vociférations d'automobilistes pris au piège. Ils n'eurent pas de mal à comprendre l'évolution de la situation. Comme il arrive fréquemment en cas de panique, les voitures, dans l'impossibilité d'avancer, étaient abandonnées sur place par leurs propriétaires, il en résultait une pagaïe incroyable.

L'heure s'avançant, le vacarme de la rue s'atténua, puis cessa tout-à-fait.

La pluie, en revanche, avait redoublé d'intensité. Brusquement survint une panne d'électricité : toutes les lumières de Lazerche s'éteignirent à la fois, la ville fut plongée dans le noir. Les deux jeunes gens se trouvèrent pris au dépourvu, n'ayant pas acquis le réflexe « bougies » des générations d'avant. Audrey, fumeuse occasionnelle, alluma son briquet, lumière bien falote en vérité. Ce geste lui permit, l'espace d'un instant, de retrouver ses marques dans la pièce. Maxence lui prit la main, fil d'Ariane espièglement tendu.

En dépit des précautions qu'ils avaient prises, l'eau commença de s'infiltrer dans la pièce, les jeunes gens entendirent les premiers glou-glous, puis sentirent le fluide gluant humecter la plante des pieds, monter jusqu'à leurs chevilles. Une seule chose à faire : monter à l'étage au plus vite.

Ils durent se diriger à l'aveuglette, en évitant au passage les obstacles sur leur trajet . Ils se repéraient au craquement des lames de parquet, se laissaient guider par le toucher, les bruits et odeurs : la bibliothèque exhalait un relent de vieux cuir, les édredons épandaient leurs plumes, déclenchant maints éternuement, les boiseries fleuraient bon l'encaustique. Oh, le charme discret des vieilles maisons ! Elles seules ont une âme, il faut de telles circonstances pour s'en apercevoir, mais elles peuvent se révéler aussi comme un univers hostile.....

Ils atteignirent enfin la rampe de l'escalier, en gravirent les marches, parvinrent sur le palier. Soupir de soulagement : Audrey et Max se sentaient enfin en sécurité. Cataclysme obligeant, le mieux à faire pour eux était de se coucher. Problème imprévu : les deux colocataires confondant les portes, ne purent identifier leurs chambres respectives. N'ayant pas envie de se creuser la tête, ils se résolurent à occuper la première venue ; en tout bien tout honneur, bien entendu. Nul vêtement de nuit à leur portée, ils se défirent sans façons de ceux qu'ils portaient ; nus ils dormirent, le noir autorise de telles impudeurs. Le lit était assez large pour deux. Ils se fourrèrent sous la couette, une manière d'océan pour marins perdus.

Audrey, exténuée par sa journée de travail et les péripéties de la soirée, sombra vite dans la torpeur, tournant le dos à son compagnon d'infortune. Maxence ne pouvait trouver le sommeil, son imagination gambadait, ému qu'il était de cette présence tiède à ses côtés. Il entendait le souffle léger, régulier de la jeune femme, entrecoupé de bouffées d'angoisse : un rauque halètement. La très sage Audrey, si positive et sûre d'elle, se révélait à lui dans sa nudité, sa vulnérabilité profonde - et ses fantasmes aussi. Dans l'inconscient du sommeil, elle murmurait distinctement un nom : « Pierre ». Maxence enrageait que ce ne fût pas le sien. Jaloux, lui ? Non, pas vraiment jaloux, perplexe plutôt. Il se demandait juste ce qu'il allait faire de cette fille qui avait un autre homme en tête ou dans la peau. La réponse s'imposa d'elle-même. Elle avait l'immédiateté d'une évidence : cette nuit, c'était bien lui, Maxence, et non Pierre, qui se trouvait pris dans la tourmente auprès cette créature en souffrance. Lui seul en cet instant (qui d'autre ?) avait le pouvoir de l'aider, de l'apaiser, ce qu'il fit par un « chut » du doigt sur les lèvres. Il se risqua même à de furtives caresses, qu'elle parut ne pas sentir (ou fit comme si). De guerre lasse, Maxence s'abstint de tâter les tentants tétons, calmants câlins, nocturnes privautés que l'on fait à tâtons, avant de s'assoupir lui-même. Alors ses étranges visions le reprirent. Il rêva qu'il était de quart sur la passerelle d'un fragile esquif au milieu de la tempête. Dans le fracas des flots tumultueux, il veillait sur le repos d'Audrey, qui s'accrochait désespérément au mât du navire, espar sans espoir, brisé sous l'effet du vent. Puis vint l'inévitable et redouté naufrage : une déferlante submergea le pont. Arrachant tout sur son passage, elle emporta la jeune femme sans qu'il pût la retenir. Il l'imagina dans l'abysse engloutie, alors qu'elle flottait telle une algue entre deux eaux, ulve et vulve à la fois. La tempête cessa tout aussi brusquement qu'elle avait commencé. Le flot noir s'apaisa, lâcha prise et recracha sa proie. Audrey inanimée échoua sur la grève. C'est là que Maxence la retrouva.

Sans doute le jeune homme avait-il des notions de secourisme. Il pratiqua le bouche-à-bouche et par cet orifice redonna le souffle à son amie. Il vit Audrey se ranimer sous l'effet d'un massage thoracique. Elle retrouva dans l'étreinte et sa conscience et ses couleurs. La suite fut des plus confuses, ni l'un ni l'autre ne souhaita s'en souvenir. Comment eussent-ils pu démêler la réalité du rêve, étant ensemble emmêlés ?

Ils étaient encore à faire l'amour quand les premières lueurs de l'aube vinrent les surprendre, s'infiltrant par les baies à claire-voies, rosissant le plafond du logis.

(À suivre...)

 

Piste d'écriture : décrire l'environnement à la manière « d'une peinture au noir, sonore et odorante »

 Illustration : Albrecht Dürer, « Les moulins des prairies des bords de la Pregnitz », 1498. Aquarelle et gouache sur papier, 25,1 x 36,7 cm, Paris, Bibliothèque Nationale, Cabinet des Estampes.