Piste d'écriture... l'écriture. Les cordonniers étant les plus mal chaussés, moi animatrice  j'ai écrit ce texte il y a bien deux mois sur ma propre consigne, mais ne pense à le publier qu'aujourd'hui... Carole

machine____crireJe n’étais pas douée avec les crayons. Pas douée avec l’écriture des lettres, en fait. Je me souviens des crampes au poignet, le droit, de mes doigts crispés tout près de la mine. J’avais à la maternelle adoré dessiner, mais à présent faire entrer, dans la petitesse des lignes d’un cahier, ces grandes boucles qui charriaient tout un monde, c’était d’un coton !

Ecolière, collégienne. J’aimais les mots d’amour, mais j’avais honte avec mon écriture, comme un amant malheureux de salir, de ses grosses paluches, la peau blanche de l’aimée. Mes cahiers n’étaient jamais, comme ceux de mes camarades, propres ou élégants. « Soigné » est un mot que j’appris tôt à redouter.

Des années plus tard pourtant ce serait à moi qu’on demanderait d’inscrire, de ma belle écriture lisible (dixit), au marqueur sur le tableau blanc, l’ordre du jour de la réunion professionnelle… Allez comprendre l’entêtement d’un garçon manqué dans l’âme, mais qui décida à dix ans que cette féminité-là, l’élégance des lettres bien formées, lui appartiendrait… Certains font des ronds de jambes pour être admis dans le cercle de ceux qui pour eux comptent, moi j’ai fait des ronds de poignets…

Bon. Mais avant cela, il m’a fallu subir des pages et des pages de mauvais papier, vite troué par la plume Sergent Major à laquelle une professeur sadique, à l’époque des stylos Bic, nous obligeait à recourir. Non je ne peux lui en vouloir vraiment, à cette dame, elle m’a fait découvrir les dictées du Bled, le défi sauvage de la grammaire, George Sand et le Grand Maulnes, tant de beauté, comment voulez-vous que je ne la salue pas ? Mais elle m’a mise aussi face à mes limites, d’une manière répétée, deux ans de suite. La plume qu’on trempait dans l’encrier et qui implacable, griffait profondément le papier, le peluchait, en faisait jaillir des boulettes…  J’étais malhabile, ma pensée volait toujours plus vite que ma main.

A la fin mon écriture s’était affinée, mes boucles faisaient penser à une danseuse gracile qui faisait pointe sur pointe mais qui aurait chaussé du 43, pâtés inclus.Bref, je n’ai jamais su y faire avec les déliés, et puis j’en avais assez de retenir mon poignet. Alors, imaginez ma joie quand je trouvai, à un Noël, sous le sapin, une machine.

Machine à écrire petite et compacte, un peu lourde c’est vrai mais, si belle ! Enfant, avant de tomber pour de bon amoureuse des routes de la langue, j’avais rêvé posséder un camion. Un camion à ma taille, bien entendu. Eh bien la machine, c’était un peu ça. Elle était blanche avec, dans sa gueule, des fanions noirs. Elle faisait un bruit…un bruit… de staccato rugissant et gracieux. Elle ne me faisait jamais honte, elle, de penser plus vite que mes doigts. Simplement quelquefois, elle s’emmêlait. Deux touches ou trois restaient debout à la fois. C’était beau comme un arrêt sur image (chose encore très rare à l’époque, où on possédait une télé, mais pas de vidéo K7). Beau, donc, comme un mirage. Et pour désenvoûter un mirage, il faut posséder, je vous le dis, des doigts de fée. C’est comme ça peut-être que j’ai acquis de l’agilité, du doigté. Ça a dû jouer. La guitare aussi, que j’ai tenté d’apprendre, sans professeur – quelques moments pourtant de pure jouissance à inventer des airs gitans… - m'a délié les doigts et l'improvisation...

Une guitare à quatorze ans. Une machine à écrire, à treize. Des outils de bricolage, à douze. Avant cela, un canif qui a fait autant d’entailles sur mes phalanges que sur les bâtons que je m’avisais de sculpter. Etait-ce bien raisonnable ? Mais, le bonheur, est-ce raisonnable ?

Je n’ai gardé aucun de ces compagnons de mon enfance, on a partagé la conquête du monde puis je me suis envolée, un peu trop tôt peut-être, à mes dix-huit ans seule sous mon toit au 7e étage d’une chambre de bonne parisienne. J’avais emmené la machine pourtant, elle m’a servi bien des années encore, je m’en souviens, glisser les feuillets carbone entre les feuillets pelure, et les faire remonter de deux coups de rouleau, oh le bruit des dents crantées, oh l’odeur légère de l’encre… Et puis, cette gifle de l’arrachage, quand on en avait fini avec la page. Oui, comme une gifle sèche, et la page, tout juste née, blancheur évasée qui tournoie…

Puis les claviers se sont faits de plus en plus plats, de plus en plus silencieux, sauf si on y prête attention et je le fais croyez-moi – j’aime ce toucher staccato qui m’accompagne encore dans mes déliés/délires.

Aujourd’hui c’est l’ordinateur dont je ne me sépare plus, l'ordi qui seul sait ordonner un peu mon désordre... J'ai aussi dans mon sac  des stylos effaçables qui ne griffent plus le papier mais glissent sur son dos… Avec eux je me sens baleine, enfin cache-à- l'eau... L'écriture s'inspire aussi de cela, de ce qu'on a sous les doigts. 

Carole