piste d'écriture: écrire avec son odorat, on ouie, son toucher.
C'est venu comme ça, progressivement. D'abord une vision tubulaire, comme à travers le canon d'un fusil, puis des points diffus, puis du flou, puis le brouillard, persistant, permanent, qui s'étend sur toute chose, qui englobe tout dans un indéfini rugueux et fuyant ;qui transporte avec lui une émanation âcre de terre retournée, fraîche, humide encore sur ses mains qui semblent soulever les voiles de brume, au matin, avec cette résistance, cette pesanteur nécessitant un effort comme pour écarter l'opacité piquante et nauséeuse de cette rosée, pourtant prometteuse de senteurs diffuses qui auraient dû la conduire vers une sainte communion avec la nature, alors qu'elle tendait ses lèvres à la caresse gélatineuse et opiacée des gouttes d'eau dont elle entend, comme une réminiscence acidulée, les premières mesures du temps où ses doigts trébuchaient sur la rugosité des touches blanches et noires : le « Prélude à la goutte d'eau » de Chopin .
Cette note qui revient toujours, lancinante, dont elle devait mesurer les intervalles, posément, mécaniquement, en maîtrisant l'impatience fébrile de ses doigts dans un toucher à la fois doux et volontaire .
Le piano est toujours là : dans le salon, qui attend, qui attendra, elle le contournera dans le tâtonnement de ses mains et les fragrances plurielles de bois précieux : elle dessine encore une fois de son index les lettres métalliques, glaciales et dorées du premier mot qu'elle avait appris , lorsque sa maman conduisait de sa main dans la sienne à la fois tendre et protectrice, le murmure secret de sa voix douce et enveloppante : P:l:e:y:e:l Pleyel .
C'est venu comme ça, toute couleur fondue dans un clair-obscur aléatoire : elle avait appris à établir des correspondances, elle connaissait son Baudelaire, son Rimbaud : Rouge tomate acidulée, rose chamallo sucré ;vert haricot vert amer, bleu ciel sans nuages, gris ciel avec nuages, jaune soleil brûlant et tranchant comme un épée.
Et puis NOIR… comme...comme rien, comme maintenant, comme quand les yeux se ferment, comme quand il faut tout réapprendre, tout toucher, tout tâter , tout reconnaître, palper, mais aussi casser, choquer, écraser, puis recommencer, puis pleurer , puis gueuler, puis apprivoiser, puis caresser, effleurer, sentir, écouter, goûter, comme ce matin, dans le crissement mouillé de ses pas élastiques dans l'herbe acide, dans l'aube naissante du jour qui se lève :dans les hallucinations capiteuses de l'air qui la pelote, la caresse, la masse, la transporte.
C'est venu comme ça :elle s'allonge sur le sol mouillé, et gémit doucement dans une série d'orgasmes de patchouli, d'encens, de muguet, de lilas, et de lavande .