A la manière d'Angela Huth, le narrateur juxtapose les points de vue des différents personnages. Le récit est inspiré de la première scène du film "45 ans" d'Andrew Haigh, interprété par Charlotte Rampling.
Illustration : Charlotte Rampling dans le film "45 ans".
Comme chaque matin, Kate marche à vive allure dans la campagne, avec Max, son chien fidèle, sur ses talons. L'automne est arrivé d'un coup. Elle en a été surprise en franchissant sa porte. Ce léger brouillard, qui ouate les prairies et les fermes, sera désormais la toile de fond de ses promenades matinales. Chaque saison a son charme et, à moins d'une pluie battante, elle ne voit pas ce qui pourrait l'empêcher de faire cette petite virée matinale qui lui donne du tonus pour toute la journée.
En les apercevant, elle et son chien, à la lisière du bosquet, Joe le nouveau facteur sait qu'il est en avance sur sa tournée. Tout en continuant à pédaler, il se plaît à regarder de loin sa silhouette élancée et son allure sportive. Bientôt, il distingue mieux ses cheveux clairs flottant au vent, puis ses joues rosies par la marche. C'est alors qu'ils s'adressent l'un à l'autre un grand salut de la main.
Il y a quinze ans à peine, Kate était son professeur d'histoire au collège de Wakefield, la ville voisine de ce bout de campagne, au fin fond du Yorkshire. Comme il l'a souvent dit à Mary, sa jeune femme, elle était, et de loin, la plus séduisante de ses professeurs. Mais, en tant qu'élève plutôt moyen et surtout très timide, il n'avait jamais pu vraiment attirer son attention.
En la croisant un matin comme celui-ci, au cours de sa nouvelle tournée, c'est lui qui l'avait reconnue le premier. Elle ne l'avait pas remis tout de suite. Encore heureux que l'adolescent boutonneux, grandi trop vite, avait changé de physionomie, s'était-il consolé, sans toutefois l'exprimer à voix haute. Elle était retraitée depuis peu, mais quelle belle femme ! La même que celle qu'il avait gardée en mémoire.
Ils sont maintenant presque à hauteur l'un de l'autre lorsqu'elle lui lance :
– Hello Joe. On dirait bien que l'automne est arrivé, avec toute cette brume.
– Hello Mrs Miller. Oui, il fait même un peu frisquet ce matin ! Alors, tout est fin prêt pour votre fête samedi ?
– Ah oui. Merci Joe. Encore quelques petits détails à boucler et tout sera au point. Et chez toi, comment va ta petite famille ?
–Tout le monde va bien. Merci. Les jumeaux se portent à merveille et leur mère commence à récupérer.
Inutile d'ajouter que ces merveilleux poupons le réveillent tous les matins à 4h et qu'après il lui est bien difficile de se rendormir. Kate Miller n'a jamais eu d'enfants, d'après ce qu'il sait. Elle ne connaît rien aux nuits entrecoupées. Et de toute façon, jamais il ne se permettrait d'aborder des sujets aussi intimes avec son ancien professeur.
Ce jeune Papa a les traits bien tirés encore ce matin, remarque Kate. Des jumeaux, surtout si petits, ça ne doit pas être facile tous les jours. Quel courage il faut avoir... mais aussi quelle joie !
– Bonne tournée Joe et toutes mes amitiés à ton épouse.
– Bonne journée, Mrs Miller.
– Oh, s'il te plaît, appelle-moi Kate tout simplement. On est voisins maintenant. Le collège, c'est fini pour nous deux.
– OK, Kate. A bientôt.
C'est un bien bel homme, ce Joe et si attentionné, se dit-elle en reprenant sa marche. Au collège, elle avait déjà remarqué que c'était un garçon sensible et bien plus attachant que la plupart des petits durs qu'elle avait en classe... Comme elle aurait aimé avoir un fils affectueux comme Joe. Mais Geoffrey, son mari, n'avait jamais voulu entendre parler d'enfant. Aujourd'hui, elle aurait peut-être le bonheur d'être grand-mère de charmants jumeaux ! Pour Geoffrey, il n'y avait eu que les voyages au bout du monde et ses chères courses en montagne qui comptaient. Tout cela pour être maintenant incapable de marcher plus d'un kilomètre sans reprendre son souffle. Depuis combien de temps ne l'a-t-il pas accompagnée dans ses promenades matinales ? Mais ce n'est pas le moment, juge-t-elle, de se laisser envahir par ces mauvaises pensées. Avec tous ces préparatifs pour la fête de samedi, elle a une grosse journée qui l'attend.
Plus qu'une centaine de mètres avant la maison. Au détour du chemin, elle observe leur grand peuplier : son feuillage a jauni d'un coup, lui semble-t-il. Par la fenêtre, elle entrevoit Geoffrey attablé à la cuisine, visiblement très absorbé par la lecture d'une lettre à en-tête.
– Hello Geof. Bien dormi cette nuit ? Déjà levé ? Que lis-tu ?
– Une lettre.
– Oui, ça je le vois bien. Mais que dit cette lettre ?
– Oh rien de spécial. Je te dirai ça tout à l'heure. J'ai refait du thé. Il est bien chaud. Je t'en sers ?
Sans répondre à son invitation, Kate se met à s'activer dans sa cuisine : donner à boire au chien, laver la vaisselle qui traîne dans l'évier. L'attitude énigmatique de Geoffrey l'a contrariée, déjà qu'elle est préoccupée avec tout ce qu'elle a en tête à propos de la fête et du reste.
– Alors, tu ne veux pas t'asseoir cinq minutes ? Je te dirai tranquillement ce qu'il y a dans cette lettre, insiste Geoffrey.
C'est toujours pareil avec elle, plus elle le sent diminué et plus elle s'agite en tous sens, pour bien lui faire sentir que c'est elle qui prend tout en mains. Mais ce qu'il veut lui dire aujourd'hui ne se raconte pas entre deux portes. Il va bien falloir qu'elle s'assoie et qu'elle l'écoute vraiment, pour une fois.
– Kate, ma chérie, si tu veux que je réponde à ta question, assieds-toi un instant, s'il te plaît.
Pourquoi tant de cérémonie, tout à coup, s'interroge-t-elle. Mais elle finit par faire ce qu'il lui demande.
– Voila. Je t'écoute mon chéri, dit-elle en s'asseyant enfin.