Déluge1

    IRENI.

Au loin de lourds nuages

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L'Estaque, 15 octobre.

     Flippant mois d'octobre !
   Après l'excessive chaleur de ces jours derniers, de lourds nuages noirs ont envahi le ciel. Un bulletin d'alerte vient d'être diffusé par la préfecture : les Bouches-du- Rhône sont placées en vigilance orange. À la télé, Monsieur Météo détaille ainsi les prévisions du jour : « La masse d'air brûlant venue de la Méditerranée se heurte au front froid constamment présent sur l'arrière-pays. Elle se décharge de son humidité au contact des reliefs, pouvant donner de fortes pluies accompagnées de vents violents ». Voilà qui est bien dit, nous sommes prévenus : c'est l'épisode méditerranéen, donc le déluge annoncé.
     Sauf que ces trucs-là, personne ne sait jamais au juste où et quand ça tombe.
   Évidemment, mon compagnon qui sait tout ne veut rien savoir. Au lever du jour, nous avons un vif débat. Xavier s'obstine à vouloir prendre la voiture et se rendre à son travail quel que soit le temps, grand bien lui fasse ! À son bureau d'études, il a un projet urgent à terminer, cela ne se discute pas. Dans un secteur où la concurrence est rude, ajoute-t-il, pas question pour lui de perdre une journée. Il fait valoir mordicus la proximité (relative) des locaux de Fun Marine. J'objecte que même un trajet aussi court peut s'avérer risqué par gros temps, voire impraticable. Il peut, si les quais ont inondés, se retrouver bloqué dans un embouteillage, que sais-je... noyer le moteur et pourquoi pas se noyer lui-même ? Bon, je sais, j'en rajoute un peu pour lui faire peur. Voilà surtout que je le raisonne, à quoi bon ? À court d'arguments, je laisse filer mon compagnon.
   Le problème ne se pose pas de la même façon pour moi, qui travaille depuis peu de temps comme bénévole associative au Centre phocéen d'addictologie. C'est quoi, cette bête-là ? On baptise ce genre d'actions « appui drogues et dépendances ». Il s'agit en clair d'une assistance au sevrage. La plupart de mes collègues vont connaître aujourd'hui d'importants problèmes de transport, pour certains plus graves que les miens. Alors, autant ne pas ajouter à la pagaille ambiante et respecter les consignes officielles.Tout le monde comprendra très bien que je m'absente une journée. Et puis surtout, il y a ma récente grossesse. Au siège de l'assoc', on est bien au courant de mon état.

    Bref retour sur image : il y a deux semaines que j'ai ressenti les premières nausées. Immédiatement, j'ai fait le G test. Résultat positif. Le médecin m'a confirmé le diagnostic : je suis enceinte d'environ dix semaines. Petit compte à rebours. Si mon calcul est juste, l'enfant que je porte a été conçu dans la bourrasque en mer ionienne. Il n'y  a pas de quoi rire. À ce moment-là, Xavier et moi nous trouvions en grand péril. La tempête étant annoncée, nous avons fait preuve d'insouciance et pouvons nous estimer heureux de nous en être sortis tous les deux. J'oserais dire « tous les trois » car ce cataclysme a donné naissance à un passager clandestin  : « l'enfant de la haute mer », « l'enfant des ténèbres »… Zut ! Je raye ces expressions grandiloquentes. Comme si ce n'était pas tout simplement « l'enfant de l'amour » ! Ne jouons pas les innocents. Seuls à bord de la Calypso, durant ce bel été qui vient de s'achever, nous avons (fort) niqué sans modération, surtout sans précautions.  le résultat final était immanquable.

    Quoi qu'il en soit, la chose est indéniable : je suis à présent dépositaire d'une autre vie que la mienne. Mes amis s'inquiètent de ma santé, sans doute à juste titre. Ils connaissent mon passé de droguée. Il me suit à la trace. Pourtant, depuis trois mois, je n'ai pas touché de substance dangereuse. D'aucuns se croient bien avisés, qui me conseillent de faire passer l'enfant. Et si c'était le leur ? Par spasmes, l'angoisse m'étreint, j'ai honte de moi. Cet innocent risque de naître anormal,  conséquence de mon  inconséquence.

    Discussion (disons : tentative de...) avec mon chéri. L'exercice n'est évident ni l'un ni pour l'autre. Pas question de se voiler la face. Une décision aussi grave et qui nous engage autant, mon grand, ça se prend à deux. Ce disant, j'ai conscience de m'aventurer en territoire fragile. Les mots restent dans ma gorge, et j'hésite à exprimer mon sentiment profond. Car (il s'en doute un peu, non ?) mon vœu le plus cher est de garder cet enfant. J'appréhende déjà sa réaction. Comment va-t-il prendre la chose ? Un peu de sens des responsabilités ne lui ferait pas de mal, à ce garçon. Finalement, tout se passe bien, enfin pas plus mal que si c'était pire. À mon égard, il manifeste même une tendresse dont il n'est pas coutumier. Xavier est empli des meilleures intentions. C'est décidé, nous prendrons le risque, il s'imagine déjà fort bien dans son rôle de nouveau père. Espérons qu'il saura l'assumer.

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Droite

 



    

   

 
 

 

 

 

 

Au dehors, la pluie crépite avec une vigueur accrue. Elle ruisselle à flots sur les vitres du séjour. Une lumière blafarde éclaire la pièce, donnant une allure fantomatique aux canapés recouverts de housses de coton blanc nacré.

  Je pense en ce moment à celui qui (dont je) partage m(l)a vie : un garçon gentil, mais lunatique, encore immature à mes yeux, si brillant, si cultivé soit-il. Je le surnomme in petto « celui qui court après l'oiseau » (sous entendu : sans jamais l'attraper). Ah, l'insoutenable légèreté de l'être ! Ce grand gamin, je l'accepte tel qu'il est, sans me (lui) poser de questions. Avec Xa, j'ai connu l'immédiateté de sentiments, avec ou sans réciprocité. Ce qui crée entre nous une situation fausse. Il est parfois capable de grands élans... sans doute à cause de ça que je le kiffe. Ce qui le débecte, au fond, c'est qu'au départ ce soit moi qui l'ait choisi, non l'inverse. En général, les mecs ont horreur de ça, leur orgueil de mâle en est tourneboulé (je ne vois pas pourquoi d'ailleurs). Ce vice originel plombe notre relation de couple et c'est dommage. Non, je ne cours pas après le prince charmant, ni ne rêve d'un supposé paradis conjugal. Avec Xa, nous formons un couple déjanté. S'il veut m'épouser, oui j'accepterai de tout coeur, mais il ne m'a rien proposé de tel et je ne lui demande rien.
  Nous nous sentons bien ensemble et je vis heureuse à ses côtés, respectant sa liberté pourvu que lui respecte la mienne. Et même si le ciel est aujourd'hui lourd de nuages, il y a cette échéance à laquelle je n'ose croire, tant elle me semble à la fois proche et lointaine : ce futur et merveilleux enfant, vrai don du ciel, un bébé tout neuf qui portera une part de chacun de nous, sans être ni l'un ni l'autre. Trop beau pour être vrai.

  Bon. Faudrait un peu se secouer, ma belle ! Je déteste l'inaction par dessus tout. Aujourd'hui, me voilà confinée à la maison, cette grande maison qui n'est pas la mienne. Une maison de maître, à proximité du port de pêche. En fait, elle n'ouvre pas directement sur le quai, mais sur une venelle adjacente, à l'abri du soleil et du mistral. Elle remonte au siècle dernier. Les années cinquante, entendu parler ? Autant dire la préhistoire. Étonnant pour quelqu'un de notre génération, mais à l'époque, on a tendance à fuir le soleil comme un fléau plutôt qu'on ne le recherche. Entre nous, peut-être nos grands parents n'avaient-ils pas tout-à-fait tort. Cette vieille demeure, on pourrait la dire a priori sans caractère. On serait bien mal avisé, car elle a beaucoup plus : elle a une âme. Elle a surtout besoin d'un grand ménage. Depuis notre arrivée à l'Estaque, il règne un joyeux bazar. Les tâches domestiques, le train-train, patin-coufin, assez peu pour moi. Pourtant, me voilà promue maîtresse de maison. Sans être précisément ce qu'on appelle une fée du logis, je dois faire de ces lieux un cocon douillet. Vaste programme ! Il y a du chemin à parcourir. Nous n'avons pas vraiment emménagé, mais déposé nos affaires en vrac, à même le sol. Pas eu le temps de faire de la place dans les placards, qui fleurent bon la naphtaline. Il y a là-dedans plein d'effets hors d'âge que personne ne portera plus, mais que nous nous interdisons de jeter. J'ai suggéré (sans succès) de faire appel aux chiffonniers d'Emmaüs. En bref, par où commencer ? Je ne sais où donner de la tête et soudain le découragement me prend. Je me sens tellement seule ici quand Xavier n'est pas à mes côtés !  Alors, je me réfugie dans la seule pièce où je me sente un peu chez moi : notre chambre du coeur, un vrai nid d'amour. J'ignorais jusqu'alors l'étrange sensation que procure un sommier qui grince, un matelas où l'on s'enfonce, les petites plumes de l'édredon qui voltigent partout durant nos ébats, d'immenses draps blancs écrus, au toucher rugueux. Trop classe, ces plumards d'antan, où l'on ne s'endort jamais seul(e).

   Drrrring ! Voilà que la sonnette d'entrée retentit, me tirant brusquement de mes rêveries. Sans doute un voisin qui a besoin d'aide. Qui pourrait s'inviter un jour pareil à cette heure indue ? J'ouvre la porte. Une dame que je n'ai jamais vue (elle en revanche, a l'air de me connaître) attend sur le seuil. Entre deux âges (« cougar » fait plus branché), look plutôt bourge, mise élégante, outrageusement fardée. Un instant de stupeur. Ma visiteuse me lance un « bonjour » appuyé, doublé d'un sourire à mon intention, qui se veut bienveillant.
 « Moi, c'est Sophie Pescalune, anciennement Madame Ducros, si vous préférez. Vous savez qu'avec Phil, nous avons divorcé »
  Non, je ne sais rien de précis, mais un déclic se produit dans ma tête. Oui bien sûr, il s'agit de la mère de Xavier. Presque un mythe pour moi : mon compagnon demeure très discret sur l'article. Il n'a pas jugé bon de me présenter (à) sa maman, du moins pour l'instant. Mauvais signe ! Je fais :
   « Moi, c'est Ireni Cotsoyannis » … m'abstenant d'ajouter, - juste pour la faire enrager, car cette perspective est éminemment invraisemblable : « Prochainement, Madame Ducros ».
  Si nous légalisons, notre union serait pour elle une mésalliance, un mariage déjanté.
   Elle me la joue condescendante.
«  Vous pouvez m'appeler Sophie... vous savez, ma petite, on peut même se tutoyer. »
   Un : je ne suis pas sa petite, et deux : je n'ai pas envie de la tutoyer.
   L'ex-occupante des lieux jette un coup d'oeil circulaire autant que circonspect sur l'actuel(le  absence d')agencement de cette demeure qui fut sienne et - fort opportunément pour moi - ne l'est plus. Madame Pescalune ex-Ducros marmonne entre ses dents :
    «  Je vois qu'avec mon fils, vous n'avez pas perdu de temps pour tout chambouler ici…. »
    Grands dieux ! Qu'est-ce que ça peut lui faire? Une maison, c'est fait pour y vivre et non pour en faire un musée. Ça bouge, ça se transforme, au gré des besoins, des goûts, des aspirations de ceux  qui l'habitent. Pour soutenir le contraire, il faut que mon interlocutrice soit  psycho-rigide. Étant naturellement polie et voulant inciter l'irascible cougar à rentrer ses griffes, je me contente d'une réponse vague, du style : « Oh vous savez, cela fait seulement un mois que nous sommes là. Nous campons, sans avoir vraiment pris le temps de tout ranger. »
  Elle préfère abandonner ce sujet, redevient la mère-poule qui s'inquiète pour son poussin. Ah oui…. la raison de sa visite matinale autant qu'inopinée ? Elle voulait juste savoir si Xavier était parti travailler, bravant les intempéries. Je réponds par l'affirmative, ajoutant que j'avais pourtant  tout fait pour l'en dissuader. Perfide, elle poursuit :
   « Et vous bien sûr, vous avez jugé bon de rester à la maison… »
    Pourquoi « bien sûr » ? Je pense qu'elle fait allusion à ma grossesse (qu'elle ne peut ignorer) ou à la précarité de mon emploi. Ou les deux à la fois. Et moi, je n'existe pas ? Sans doute estime-t-elle que je suis une potiche, un élément du décor quotidien de son fils, un réceptacle à peine digne de recevoir sa précieuse semence. En attendant l'heure de pouponner, mon job au centre d'addictologie (elle ignore en fait de quoi il s'agit) ne représente à ses yeux qu'un simple passe-temps. Seule à ses yeux compte la carrière du fiston.  Décidément, je trouve cette femme de plus en plus envahissante et déplaisante. Si je ne craignais d'offenser la mère de mon chéri, j'aurais tôt fait de la mettre dehors.
  Heureusement, elle m'épargne cette peine, mettant d'elle-même un terme à notre intéressante conversation.
   « Bon, c'est pas tout ça, va falloir que j'y aille (elle ne dit pas où). Je reviendrai vous voir samedi – non décidément pas samedi, j'ai mon tournoi de bridge, mais dimanche, s'il n'y a pas conférence (elle ne précise pas le sujet)  - disons si le temps s'arrange un peu. Nous en profiterons pour faire plus amplement connaissance.
- Ce sera volontiers, susurré-je avec un brin d'hypocrisie »
   Elle ne m'a pas demandé, non surtout pas, si de mon côté j'étais libre ou non ce dimanche. Je me prépare à un week-end d'enfer : une putain de partie de chasse à la belle-doche.
   Exit la cougar, laissant flotter dans son sillage un fort relent de numéro six de Chanel.

Piste d'écriture : titres en ré-emploi.

Photographies de l'auteur.