Déluge 10
Ireni
L'Estaque, 24 octobre.
Aujourd'hui, la vie a repris son cours. Comme dans le film de Guédéguian, la ville est tranquille... en apparence, du moins. Depuis le déluge de lundi dernier, une semaine s'est écoulée, apportant son lot d'imprévus et rebonds en tout genre. À commencer par l'annonce faite hier soir de la disparition de Nath'. Cette nouvelle a plongé dans la consternation le cercle familial. J'en ressens un certain trouble, non que je m'intéresse au sort de cette chipie, au caractère impossible et qui ne sait que porter la poisse autour d'elle, mais parce que je m'interroge sur le rôle qu'a joué Xavier dans tout ça. Où se trouvait-il réellement, qu'a-t-il fait ce triste 17 octobre ? Il existe un « blanc » de trois heures dans son emploi du temps.
Ces questions sont pour l'instant sans réponse.
Je sais, d'après ses messages sur Snapchat, que Nath' cherchait à revoir Xa ce jour-là.
Se sont-ils vraiment rencontrés ? Lui ne m'en a rien dit. S'il me ment, c'est par omission.
Car, je le sens bien, il y a quelque chose qu'il ne veut pas m'avouer. Aux prises avec sa propre conscience, il s'enferme dans un mutisme obstiné. Dommage qu'il n'ait pas confiance en moi, car notre couple même est en jeu.
Il serait plus simple et plus rassurant que je lui demande carrément de me dire ce qu'il sait. Xavier semble redouter mon jugement, bien à tort : comment pourrais-je le tenir pour responsable de l'étrange conduite de son ex ? Pour ne pas le mettre dans l'embarras, je préfère attendre qu'il vienne à moi de lui-même.
Huit heures. Xa vient de partir à son travail. Je me prépare à faire une permanence au Centre phocéen d'addictologie. Au moins là, je sais que je puis me rendre utile, et puis ça me changera les idées.
Je travaille en binôme avec Myriam, le médecin attitré du Centre, une chic fille, d'une dizaine d'années mon aînée. Elle est vite devenue une amie personnelle. C'est dans son cabinet privé que j'ai subi jeudi dernier mon premier examen prénatal. Pour l'instant, ma grossesse, réputée « à risque », a l'air de bien se passer. Myriam m'a prescrit un scanner pour vérifier que l'embryon ne présente aucune anomalie. Une nouvelle fois, elle m'a recommandé de me ménager. Nous sommes suffisamment intimes pour qu'elle ajoute, à titre purement personnel :
« L'important, dans tout ça, c'est que tu gardes le moral. Et que tu te sentes bien soutenue par ton compagnon ! »
« Ben oui, ça va de soi ! » fais-je d'un air peu convaincu.
Myriam comprend au ton que j'ai pris qu'entre Xavier et moi, tout ne va pas au mieux. Elle hoche la tête et n'insiste pas.
En ce moment, nous avons autre chose à faire qu'à nous raconter notre vie. La salle d'attente du Centre est déjà pleine à craquer. Il y a là des accros aux substances psychoactives, opiacés ou drogues plus dures, des demandeurs de produits de substitution, méthadone ou autres, de sevrage ou d'accompagnement. J'en parle en connaissance de cause, ayant connu les affres de l'addiction. Nous voyons couramment des cas de dépendance à l'alcool ou au tabac, même des addictions sans produit, notamment au jeu. Nous recevons les patients un par un, en prenant le temps qu'il faut pour écouter chacun.
Là, je viens d'accueillir un mec, plutôt mignon, qui m'a déclaré tout de go : « Moi, je me shoote au chocolat. Si une jolie fille m'en offre un, je le mange sans hésiter (1) ». Dans le cas du chocolat, « addiction » n'est pas le mot juste. « Assuétude » est mieux adapté.
Comme je n' avais pas de chocolats sous la main, lui m'en a offert une boîte entière. À ce niveau, je parlerais plutôt de mansuétude. En fait, je pense qu'il cherchait à me draguer. Je l'ai gentiment éconduit. Nous avons partagé la boîte entre copines.
Déjà midi. Mes collègues se préparent à faire la pause. Xavier me manque, une tout autre forme d'« assuétude ». Je n'ai pas faim, plutôt je n'ai pas envie de manger seule. Alors, je risque un appel sur le portable de mon chéri, juste pour lui dire que, s'il avait la bonne idée de passer me prendre, on pourrait faire la dînette ensemble. Quand il est au bureau, l'appareil est éteint. Généralement, il le rallume juste avant d'aller déjeuner. Là, silence radio ! Ça m'ennuie un peu d'insister, mais (une fois n'est pas coutume) il faut vraiment qu'on se parle. Alors je passe par le standard de sa boîte et tombe sur Sido, toujours fidèle au poste. Lorsqu'elle a quelque chose à dire, ce n'est pas le genre de fille à prendre des détours.
Quand je lui demande de me passer Xavier, Sido me répond d'une voix contrite :
« Xa ? T'es pas au courant ? Il a dû s'absenter d'urgence vers dix onze heures et n'est toujours pas revenu.
- Grands dieux, pourquoi ?
- Convoqué à l'Hôtel de Police pour une affaire le concernant. »
C'est l'expression consacrée. Inutile d'insister, on n'en sais pas plus au bureau. Je remercie Sido de ses informations, raccroche et reste seule avec mon angoisse.
Treize heures. Myriam en a terminé avec les patients du Centre. Elle va rejoindre son Cabinet médical en ville pour accomplir sa seconde journée de travail. Au passage, elle voit ma porte entrebâillée, risque un œil, me trouve prostrée sur mon fauteuil de bureau.
« Tiens, t'es encore là, toi ? Tu veux que je te dépose chez toi ? Dans ton état, ce serait plus raisonnable. »
De guerre lasse, je finis par accepter.
Quatorze heures. Me voilà de retour au logis, ne croyez pas que ce soit un moment de repos pour moi. Les restes des festivités de dimanche encombrent toujours la cuisine. Il est urgent de débarrasser. Qui d'autre que moi fera le travail à ma place ? Alors, je retrousse mes manches et me mets en devoir de nettoyer ; il va falloir mettre un peu d'ordre dans tout ça.
Seize heures. Quelqu'un sonne à la porte d'entrée et je m'interromps pour ouvrir. Sans doute une voisine en mal de tchatche. Ou pis encore : ma belle-doche qui revient me cycloner, ma hantise. Eh bien non, j'ai tout faux. Me voilà face-à-face avec une inconnue. Cheveux sagement tirés en arrière, menton volontaire... Une fliquette à tous les coups. J'ai appris par expérience à me méfier des keufs, je les identifie à distance avec un flair très sûr, même (et surtout) lorsqu'ils sont en civil. En me tendant sa carte de police, ma visiteuse affiche une expression joviale, qui contraste avec un ton sans réplique :
« Vous êtes bien Melle. Ireni Cotsoyannis, et la compagne de M. Xavier Ducros ? »
J'acquiesce. Elle se présente à son tour :
« Inspecteur divisionnaire Patricia Favier. J'aimerais vous poser quelques questions. »
Rien qu'à l'entrée en matière, je me rends compte que c'est sérieux. Sans attendre ma réponse, l'inspectrice entre à la maison, s'installe avec son attaché-case sur le canapé du salon, déballe son dossier, en compulse les feuillets sans vraiment s'y référer. En fait, le canevas de l'interrogatoire est dans sa tête et les questions par avance programmées :
« Allons droit au fait. J'enquête actuellement sur la disparition d'une certaine Nathalie Renée Viguier. Connaissez-vous cette personne ?
- Seulement de nom (je n'ose ajouter de réputation).
- Vous devez savoir que votre ami l'a longtemps fréquentée.
- Il m'en a même parlé comme de son ex-fiancée.
- J'imagine que avez de bonnes raisons pas la porter dans votre coeur….
- Pourquoi donc ? Je vous ai dit que je n'ai jamais rencontré cette fille. Où vous voulez-vous en venir ?
- C'est moi qui pose les questions. À la Police, nous savons que Nathalie cherchait revoir Xavier, Entre autres pièces à conviction, Madame Viguier nous a remis l'ordinateur de sa fille. En explorant la mémoire de l'appareil, nous avons trouvé de nombreux messages s'adressant à Monsieur Ducros. Le jour de sa disparition, elle s'est rendue sur son lieu de travail, ainsi que nous l'a confirmé la réceptionniste de Fun Marine. Il en résulte que Xavier est probablement la dernière personne à l'avoir vue. Il représente à ce titre le témoin n° 1, ce qui n'en fait pas forcément un suspect pour autant. Voilà pourquoi nous l'avons convoqué ce matin-même à l'Hôtel de Police. »
J'ai peine à dissimuler l'émotion que me causent les révélations de l'Inspectrice, accompagnées d'une mise en garde à peine voilée : inutile pour moi de dissimuler quoi que ce soit pour essayer couvrir Xavier. Vu que nous subissons des interrogatoires séparés, mon témoignage et le sien seront soigneusement recoupés. Voyant mon désarroi, la nommée Patricia Favier s'humanise un peu :
« Allons, ne prenez pas cet air catastrophé, ma petite, vous en verrez d'autres....
- Non. Je suis juste étonnée.
- Ce qui m'étonne moi, c'est que vous trouviez cela étonnant. » (2)
Je me tais, n'ayant pas de commentaire à formuler. L'Inspectrice me dit que l'enquête n'en est qu'à ses débuts. On ne sait toujours pas ce que Nathalie est devenue, et le pire est à craindre pour elle. Il se peut que le corps dénudé, horriblement mutilé, retrouvé dans une arrière-cour du XIIIème arrondissement de Marseille, soit le sien. On n'en n'a pas la preuve, il s'agit d'une hypothèse des enquêteurs. Des tests d'identification sont en cours. La police scientifique a prélevé des échantillons sur le cadavre et les compare actuellement avec les traces d'A.D.N. trouvées sur les objets personnels de Nath' (brosse à cheveux, ciseaux à ongles). Les résultats seront connus dans deux ou trois jours.
N'ayant rien d'autre à me dire ou à me demander, Patricia Favier clôt notre entretien, replie son barda, me demande néanmoins de me tenir à la disposition de la Police… au cas bien sûr où il y aurait du nouveau dans cette affaire.
Je la vois qui franchit le seuil de la porte. Avant de partir, elle me glisse à l'oreille d'un ton perfide :
« Soyez prudente, ma petite. Nous savons par Interpol qu'à Tanger, fin juin, la gendarmerie royale du Maroc vous recherchait pour trafic de stupéfiants. Vous avez trouvé refuge et décampé sur le bateau de Xavier. Au début du mois d'août, on vous retrouve tous deux à Palerme, accompagnés d'un couple d'Italiens appartenant à votre réseau. Les Ritals ont été refroidis par la mafia locale dans des circonstances mal élucidées. Vous avez illico filé de Palerme, apparemment sans vous soucier du sort de vos complices. Je vous rassure, aucun chef d'accusation n'est retenu contre vous, dans le cas contraire un mandat d'arrêt international aurait été lancé. Convenez cependant que tout ça n'est pas très clair. À bon entendeur, salut ! »
Exit la policière. Cet interrogatoire m'a profondément perturbée. À peine a-t-elle tourné le dos que je titube, en état de choc, et sens le sol se dérober sous moi. Je suis sujette aux vertiges. Myriam m'a prescrit le remède en cas de crise : un comprimé de Betaserc, matin et soir dosé à 24 mg. Mais là, depuis que me sais enceinte, warning ! Je redoute une fausse couche, alors je ne m'autorise aucune prise d'alcool, ni de médicaments. Rien, pas même un simple cachet d'aspirine, encore moins des antidépresseurs. Du fait que je n'ai rien mangé depuis ce matin, une subite fringale me saisit. J'attrape sur la table de cuisine une assiette de meze (relief du repas d'hier) et savoure avec délice ces amuse-gueule aux saveurs de mon pays. Je crois que je vais à moi seule tout liquider. Tant pis pour Xavier, il n'avait qu'à se presser de rentrer !
Justement. J'entends le moteur de sa voiture, ses pneus font crisser le gravier. Puis, c'est le claquement d'une portière, un grincement de porte du garage, un bruit de pas dans le vestibule. À présent mon compagnon se débarrasse de sa parka. Son air accablé me fait pitié.
Je me précipite dans ses bras : « Xa, je suis au courant de ce qui s'est passé. Comme toi, je viens d'être entendue par la police, alors maintenant, il faut que tu me dises tout, absolument tout. Je sais que tu n'as rien fait de mal. Surtout, n'oublie pas : nous partageons notre vie. Quoi qu'il advienne, je suis à tes côtés »
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
Piste d'écriture : jeu de cartes (utilisation de citations tirées au sort)
(1) cf. Roald Dahl : « Mon oncle Oswald ».
(2) cf. Marcel Proust : « À l'ombre des jeunes filles en fleurs. »
Illustration : Edvard Munch, « La vision perturbée », 1930, huile sur toile, 77 x 81 m, Oslo, Musée Munch.