Déluge 11 (Seconde partie)

Phil

 

      Lorsque arriva le septième jour,

     je lâchai une colombe,

    la colombe prit son vol.

    N'ayant pas trouvé où se poser,

    elle revint.

(Épopée de Gilgamesh, le Déluge, trad. Abed Zadrié, Albin Michel, 2016).

 

Ce 20 novembre,

Et voilà ! Les valises sont bouclées, notre séjour macédonien va prendre fin. C'est dans un total état d'épuisement qu'Alkistis et moi nous apprêtons à quitter le camp d'Idomeni. À quoi bon demeurer ici plus longtemps, dans la boue et l'inconfort ? Nous nous sentons inutiles, plutôt dépassés par les évènements. Ce drame dont nous sommes les témoins impuissants n'est pas à notre mesure. J'entends d'ici le brouhaha confus d'une foule en marche, un lent défilé de spectres (1), l'incessant tac-a-tac des trains qui se succèdent en gare d'Idomeni, freinent dans un grincement d'essieux, pour s'arrêter le temps nécessaire au déchargement de leur cargaison d'humains : hommes, femmes, enfants dépenaillés, en état de désespérance, qui vont hanter ce lieu ! Le haut-parleur crache en boucle des consignes à l'adresse des arrivants, en anglais, en arabe, en persan… « Bienvenue au centre d'accueil d'Idomeni ! ». Personne n'ose employer le mot « détention », ces gens sont réputés en transit. Pour combien de temps ? Car ici, le provisoire dure. Dans l'immédiat, les nouveaux arrivants sont priés de se présenter au « hotspot » (point de contrôle et d'identification) et de se soumettre aux injonctions des autorités avant d'être dirigés vers des tentes et baraquements de fortune. « Pour sûr, ces images, ces bruits, ces odeurs nauséabondes me poursuivront jusqu'à la fin de mes jours », lâche Alkistis.

J'opine du chef. Ce qu'elle a dit ne signifie pas que tout ait été négatif pour nous, tant s'en faut.

Durant notre séjour sur ce sol ingrat, nous avons partagé le sort des migrants, fait aussi d'émouvantes rencontres, noué là d'intenses amitiés. C'est le coeur serré que nous nous séparons de Rachid et Zahra, ce jeune couple de Syriens. Ces deux-là, nous avons choisi de les prendre sous notre aile. Après notre retour, nos pensées seront avec eux. Je crois qu'ils vont s'en sortir, faisant partie d'une élite. En tout cas, leur statut de demandeurs d'asile est reconnu. D'ores et déjà, leur départ pour la France est programmé, dans les limites du modeste contingent de réfugiés que notre pays accepte de recevoir. Ils resteront le minimum de temps dans un centre d'hébergement en attendant que tout soit prêt pour les recevoir à l'Estaque, où nous souhaitons les retrouver bientôt…

Alkistis étreint longuement Zahra, meurtrie par la perte de son enfant. Les recherches concernant Nawaf, un marmouset de quatre ans, n'ont guère avancé.

« Courage ! Tout espoir n'est pas perdu ! »

C'est du moins ce que dit Samantha Jackson, dite « Battling Sam », une avocate britannique militante qui met ses talents au service des réfugiés. Nous l'avons rencontrée au camp d'Idomeni. Célibataire. La trentaine. Une battante, effectivement, qui ne passe pas inaperçue avec sa crinière rousse et son tempérament de lionne. Aimant la frime, elle en rajoute et recherche l'objectif des caméras. Tant mieux si cela peut servir sa cause ! L'avocate plaide en faveur des réfugiés, dénonce inlassablement ceux qui les exploitent, en premier lieu les passeurs, mais pas que. Sa cible favorite est actuellement « l'Arche de Noé », une organisation douteuse qui s'est faufilée au camp d'Idomeni sous un prétexte humanitaire.

« Juste une couverture, affirme Sam. Ces gens-là récupèrent des enfants de six mois à cinq ans ans, séparés de leurs parents, qu'ils font passer pour des orphelins, pour les « revendre » ensuite, le mot n'est pas excessif, à des « familles d'accueil ». Selon l'avocate, une enquête est en cours sur les agissements de l'Arche, laquelle a fait l'objet de nombreuses plaintes pour « escroquerie, exercice illégal de la profession d'intermédiaire en vue de l'adoption et aide au séjour irrégulier de mineurs ». Toutefois, aucune preuve formelle n'a pu être recueillie à ce sujet

Tout ceci nous semble à ce point monstrueux que nous avons du mal à y croire. En réalité, reprend Sam, ce trafic est possible grâce à l'active complicité des services sociaux anglais, lesquels mettent en oeuvre sans aucun contrôle administratif ce qu'on nomme là-bas des « quota d'adoption ».

Nous nous étonnons que des services réputés « officiels » puissent agir ainsi (2).

Notre interlocutrice explique que dans son pays (un triste héritage du « thatcherisme »), l'action sociale et la gestion des fonds destinés à la protection de l'enfance (un comble !) sont déléguées à des sociétés de droit privé. Tout le monde trouve son intérêt dans ce business juteux, les dirigeants desdites sociétés, qui touchent des salaires à cinq chiffres, les parents en mal d'adoption, et une nébuleuse d'intermédiaires quasiment impossibles à pister, gratifiés de larges commissions.

Les nourrissons sont les plus recherchés, du fait qu'ils s'adaptent sans peine à leur nouvel environnement. À partir de trois ans, un enfant est plus difficile à caser. Il connaît son prénom, parfois son nom de famille et peut donner d'utiles indications. Tel peut être le cas de Nawaf, s'il a survécu au naufrage. Ses proches seraient alors à même de chercher sa trace dans les fichiers de l'Arche, à condition de pouvoir y accéder. Nous entrevoyons une lueur d'espoir.

Avec les précautions qui s'imposent, nous en avons aussitôt parlé à Rachid et Zahra. Ceux-là ne jouent pas les justiciers Dans leur immense détresse, ils n'ont qu'un souci : retrouver leur enfant, qu'ils ne peuvent imaginer dans un « bodybag ».

Dès qu'une piste se présente à eux, ils s'y engouffrent sans hésiter.

« Battling Sam » leur présente sur son ordinateur des « catalogues en ligne » d'enfants, comme il en existe pour les animaux de compagnie, assortis d'un pedigree flatteur. On y trouve mentionnés le sexe, l'âge et l'état sanitaire.... Attention, les prévient-elle, à ne pas nourrir de faux espoirs ! Les gestionnaires de sites tels qu'adoptunchaton.com, choisistonlapinou.com, trouvunpoussin.com (il en apparaît constamment sur la Toile pour disparaître aussitôt) ne sont pas naïfs au point d'y fournir des renseignements précis et fiables sur l'origine de leurs prétendus « orphelins ». Tout au contraire, ils s'acharnent à brouiller les pistes, font tout pour empêcher d'éventuels recoupements.

Nous quittons le Q.G. de l'avocate, abasourdis par de telles accusations.

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Enfin ! Nous voilà de retour dans notre île ! À Xanthos, depuis la Toussaint, c'est la morte-saison. La population de Chora se réduit en hiver à une poignée d'habitants permanents. Il faut se rendre sur le port pour y trouver un peu d'animation. L'Éros, qui fait la navette avec le continent, ne tourne en ce moment qu'au ralenti, pour les besoins des autochtones. Au comptoir, à la terrasse du « kafeneion », on commente avec indignation l'actualité du jour. L'augmentation du taux de TVA, réclamée par l'Europe, s'appliquera-t-elle aux îles grecques ? Le gouvernement Tsipras fait valoir leur surcroît de charges, face à l'afflux de migrants (Xanthos ne fait pas exception à la règle). Cèdera-t-il aux pressions de L'U.E., qui brandit la menace de nouvelles sanctions ? Les réfugiés, ah oui, parlons-en ! Depuis le début de l'été, leur flot s'est enflé, pour ensuite s'écouler vers la frontière macédonienne. À côté de l'enfer d'Idomeni, notre île peut encore passer pour un paradis.

On n'enregistre plus à la coopérative aucune réservation d'ici les fêtes, susceptibles d'amener des hôtes de passage. Akistis devrait en profiter pour se reposer. Petite précision : selon le calendrier dit « julien », la Noël orthodoxe est en décalage d'une quinzaine de jours par rapport à la fête catholique. Ma compagne a calculé qu'en nous rendant à Marseille avant le 24 décembre, nous pourrons passer cette période festive avec nos enfants, puis (Alkistis y tient) rentrer à Xanthos juste à temps pour les « Vêpres de Noël » au cours desquelles est proclamé l'Évangile de la Nativité.

En ce moment, elle et moi sommes installés dans des transats face à la plage déserte, il fait encore doux pour la saison. Nous adorons cet endroit. Bercés par le bruit du ressac, nous respirons l'air du large à pleins poumons. Ici, face à la mer, tout paraît plus léger. Chaque problème arrive avec les vagues, qui le remportent en se retirant (3).

Une musiquette trouble soudain l'atmosphère. Elle émane de mon smartphone, que je tiens allumé près de moi. De qui provient cet appel intempestif ? J'ai tout de suite la réponse :

«  Allo, c'est Sophie à l'appareil.

- Bon sang, si je m'attendais à ça ! »

Je dois dire que mes rares échanges avec mon ex sont pleins d'acrimonie et de lourds sous-entendu, je préfère en général les éviter. En l'occurrence, les circonstances nous rapprochent. Il doit s'être passé quelque chose de grave pour qu'elle aille me chercher jusqu'ici.

«  Phil, si tu savais... je crois que je vais m'embrouiller tant je suis bouleversée… »

Sophie entreprend alors de tout me raconter depuis la disparition de Nath', l'ancienne fiancée de notre fils. Il est le dernier à l'avoir vue. Alkistis, qui somnolait à mes côtés dresse l'oreille. Elle et moi étions au courant de l'essentiel par d'épaisses allusions d'Ireni, mais n'imaginions pas vraiment que les choses prendraient un tour aussi dramatique. Or, à ce que me dit Sophie, il y a du nouveau : l'A.D.N. a parlé, le cadavre retrouvé dans une arrière-cour à Marseille est bien celui de Nathalie. Elle ajoute :

- Imagine dans quel état se trouve Chantal. C'est ma meilleure amie, elle est vulnérable comme jamais. Hier, j'ai dû l'accompagner à l'Hôtel de police, à l'occasion des formalités… Là, j'te raconte pas. On lui a épargné la vision du corps de sa fille, enfin de ce qu'il en reste. Une horreur. Trop éprouvant pour elle. On a juste fait signer à Chantal les documents légaux. On lui a remis aussi quelques objets personnels de Nath' retrouvés épars. Le permis d'inhumer vient d'être délivré.

- C'est juste atroce ! Et Xavier dans tout ça ?

- C'est avant tout notre enfant. Je suis sûre qu'il n'est pour rien dans la mort de Nath', mais la vérité lui pèse. Il a fini par me confier sous le sceau du secret, les détails de leur dernière soirée. Elle et lui se sont bel et bien rencontrés la veille à son bureau.

- Et après ?

- Qu'est-ce que tu crois ? Personne ne sait au juste ce qui s'est passé par la suite. Le trou noir !

Sophie a raison de s'en faire pour Xa : Des soupçons pèseront sur lui tant que l'enquête en cours ne l'aura pas formellement disculpé. Durant ce temps, ses relations de couple avec Ireni s'en ressentent. J'estime qu'étant sur place, Sophie est mieux à même d'agir et, si faire se peut, calmer le jeu. Sauf qu'elle n'en peut plus de tout devoir décider sans moi.

« Tu comprends bien qu'on ne peut pas tout se dire au téléphone, on est peut-être sur écoute. Alors, reviens au plus vite à Marseille et quand tu seras là, nous ferons le point.

- D'accord. Nous avions d'ailleurs prévu de venir pour les fêtes, Alkistis et moi.

- Je t'en prie, ne mêle pas ta Grecque à nos histoires de famille. Avance autant que possible ton voyage, on a tous ici besoin de toi. Moi particulièrement, si tu veux savoir.

- Mais enfin, Sophie, tu n'est pas seule !

- Heureusement que Thierry est là pour me soutenir. Tiens, je l'entends justement qui rentre, il vaut mieux que je te le passe directement. »

Je sens au ton qu'elle a pris, un visible agacement chez mon ex. Visiblement, elle cherche à se débarrasser de moi. Bof, ses états d'âme, au fond je m'en fiche. Au bout de tant d'années, ça me fait rudement plaisir d'entendre à l'appareil la voix de non pote, émaillée d'un fort accent lorrain :

«  Allo, Phil ? Eh bien, mon vieux, ça fait une paye qu'on ne s'est pas parlé !

- Que veux-tu ? La vie est ainsi faite.

- T'as pas trop le cafard dans ton île ?

- En compagnie d'Alkistis, vois-tu, je positive.

- Cachottier ! Va falloir que tu me la présentes, cette perle… Au fait, on se voit quand ?

- Incessamment et même avant.

- Ne plaisante pas, vieux, on est tous dans la m.... C'est grave, ce qui nous arrive en ce moment.

- Puisque tu suis de près le cours des évènements, que crois-tu qu'il est arrivé à Nath' ?

- À ce qui se dit, tout part d'une agression sexuelle, un viol collectif pour être clair. ll s'en produit tous les jours à Marseille et ailleurs. Si tu veux mon avis, il se peut qu'elle l'ait un peu cherché. J'en suis peiné pour Sophie et cette pauvre Chantal, ça n'aurait rien de surprenant connaissant Nath'. J'ai toujours pensé que cette fille était givrée.

- Mais enfin, qui peut avoir commis un crime aussi horrible ?

- Sans doute une bande de loubards, à ce jour non identifiés. Paraît qu'il s'étaient mis à dix sur le coup. D'après l'inspectrice, la scène a été filmée, elle a circulé sur internet. À ce que j'ai compris, après l'avoir violée, ils ont sauvagement frappé Nathalie. Elle a fini par clamser, ayant perdu tout son sang. Les mecs ont pris peur, ils ont défiguré leur victime et l'ont arrosée d'essence avant de foutre le feu. Puis tout le monde a décanillé. Voilà, pour moi, c'est aussi con que ça !

- Comment Xavier a pris la chose ?

- C'est comme t'a dit Sophie. Actuellement, il file un mauvais coton. C'est mon filleul, mais, crois-moi, je prends soin de lui comme si c'était mon fils. »

Thierry n'a pas d'arrière-pensée ironique en disant ça. Je ne sais trop pourquoi, sa réflexion ne me plaît pas. Concernant Xavier, je suis conscient qu'un doute plane sur la véritable paternité.

« Ciao, je te laisse. À plus ! »

Je raccroche aussi sec.

Alkistis se penche sur moi, la mine inquiète. Avec le bruit incessant du ressac, elle n'a pas tout entendu. Je résume à son intention l'essentiel de l'entretien. Cela tient en une phrase : il est urgent pour moi de réserver nos billets d'avion.

 À suivre….

 

Piste d'écriture : Dialogue direct et discours rapporté.

Illustration : Barthélémy Togo, exposition « Déluges », Carré Saint-Anne, Montpellier, 2016.

(1) Cf. documentaire intitulé : « Des spectres hantent l'Europe » de Maria Kourkouta et Niki Giannari, Grèce/ France 2016 (projeté le 28 octobre au festival Cinémed de Montpellier). Le camp d'Idomeni est officiellement fermé depuis fin 2016.

(2) Ce passage est librement inspiré de la célèbre affaire de l' « Arche de Zoé », mais aussi d'un documentaire de Pierre Chassagneux et Stéphanie Thomas (France, 2016), récemment diffusé sur France 5.

(3) Citation de Milena Agus « Sens dessus dessous », éd. Liana Levi, 2016.