Inspiré d'un thème: le seuil, et d'une photo de Ralph Gibson.
Lorsque tu arriveras devant la porte, il se peut qu'un effroi te saisisse.
Non pas face au mystère de ce qui pourrait t'attendre au-delà. Car de mystère en apparence point, ou en tout cas rien qui soit de nature à susciter l'effroi.
La porte sera entrebâillée et de l'ouverture jaillira une lumière telle que seul un soleil éclatant peut en être la source. Une lumière propre à rasséréner.
« Ah, te diras-tu, après cette course aveugle, la lumière, enfin ! »
Tu verras confirmées tes intuitions quant aux lieux que tu auras traversés pour parvenir jusque là : d'étroits couloirs aux parquets grinçants comme on peut en trouver dans de très vieilles maisons bourgeoises. Tu n'en seras pas davantage éclairé quant aux raisons de ta présence en ces lieux. Simplement, cette lumière découvrant un vieux parquet, une porte à panneaux d'un modèle démodé, te ramènera enfin à du familier.
Mais auparavant, elle t'aura ébloui. Car tu ne l'auras pas aperçue de loin, comme celle qu'on croit discerner, puis discerne, au bout d'un tunnel, métaphore éculée de tous les regains d'espoir.
Non : c'est tout soudain qu'elle t'apparaîtra quand tu lui feras face et sans que tu aies perçu, même rapide, même fugitif, un quelconque processus d'entrebâillement. Et cette soudaineté ne pourra que te rappeler le début tout aussi soudain de ta pitoyable aventure.
Rien non plus ne sera de nature à t'effrayer dans ce que tu apercevras de l'autre pièce. Tout au plus éprouveras-tu de la déception à découvrir un local d'apparence minuscule, tristement semblable au corridor qui t'y aura mené. N'était cette lumière, solaire à l'évidence, tu auras toutes raisons de penser avoir affaire à un vague élargissement du même couloir, une espèce de palier à plat, ou l'amorce d'un nouveau coude du couloir vers la gauche, selon un angle identique à plusieurs autres observés au long de ta course, et chacun avait fait naître en toi l'espoir, toujours déçu, de voir enfin se produire quelque chose qui donne un sens à ta fuite en avant.
Non, l'effroi, si tu l'éprouves ne viendra ni de la lumière ni de la pièce qu'elle révélera.
Il viendra de la main.
Cette main, il se peut que tu ne la voies pas aussitôt. Ou plutôt que tu ne l'identifies pas comme main. Abusé par sa morphologie, tu croiras peut-être avoir vu un petit râteau pour plante d'appartement, ou alors – mais démesurément grossi - un de ces instruments qu'utilisaient nos aïeux pour se gratter le dos et qui ne sont plus guère en usage. Tu pourras aussi, de manière plus logique, penser à une entrebâilleur d'un modèle inconnu de toi. Cette méprise pourra t'entretenir un bref instant dans l'illusion d'une fin rapide et heureuse à ta mésaventure.
Mais ensuite viendra le moment où tu connaîtras la main.
Malgré le soin que tu auras pu mettre à t'y préparer, je le sais, elle te surprendra. Et c'est de ma part un geste quasi pathétique que de vouloir t'en prévenir, car je sais d'expérience qu'aucun de tes prédécesseurs, aussi préparé fût-il, n'a échappé à la surprise, celle-ci restant au demeurant le premier degré d'une brève échelle qui les a menés au malaise, à l'effroi, puis à la panique, à la terreur enfin.
Une fois reconnue pour ce qu'elle est, la main t'apparaîtra dans un contre-jour qui soulignera sa délicatesse. Tu la verras aussi en ombre portée sur le mur et son aspect de râteau – presque de griffe - sera comme un écho de ta première interprétation. Tu en concluras qu'à une telle main le terme de maigreur sied davantage que celui de délicatesse.
C'est ainsi que tu sera passé de la surprise au malaise.
L'effroi naîtra du geste d'invite que t'adressera la main, sans que son propriétaire ait pu te voir en aucune façon, ni bien sûr réciproquement toi-même. Un geste souple, délié, qu'en d'autres circonstances tu aurais pu juger gracieux, mais qui t'évoquera tout à la fois un serpent et – image bizarrement précise – une prostituée des bas quartiers de la Londres victorienne. La main t'apparaîtra dès lors féminine, mais d'une féminité très éloignée de la séduction.
La panique viendra de ton refus absolu de toucher cette main, combiné à la certitude que si, il va falloir t'en saisir, sans que ta farouche volonté contraire puisse rien contre cette évidence. Que le fait d'avoir à saisir cette main est écrit et l'a été de toute éternité. Que tes haut-le-cœur, ta mâchoire crispée, tes cheveux dressés sur ton crâne, ton urine souillant le plancher, tout ce cirque grand-guignolesque ne seront qu'un minable jeu d'acteur dont on rira là où la main t'aura conduit.
Quand enfin tu auras saisi la main et senti sa douceur froide, arrivera le temps de la terreur.