« Jungle des mots ». Comme des lianes, les mots s’enroulent autour de la main qui va et vient sur le papier, caressant la surface des feuilles, leur texture… Il y a là une physique en mouvement. »
François Place « Du pays des amazones aux îles Indigo », Casterman/ Gallimard, 1996.
Je me trouvais à la veille de la retraite et, n’ayant rien d’autre à faire, je préparais mon discours d’adieu. Compte-tenu de l’absolue médiocrité d’une carrière que tous jugeaient morne et sans éclat, je ne voyais pas quoi dire à mes collègues et néanmoins amis. Tout ce que je trouvais à raconter sonnait faux. De plus, c’était interminable : on ne parle jamais si longtemps que lorsqu’on n’a rien à dire. Sur mon brouillon, les phrases s’enchevêtraient comme les racines d’un banyan sans faire un texte cohérent. J’en étais là de mon vain projet quand la sonnerie du téléphone retentit. La standardiste m’annonça d’une voix suave un appel urgent de la Centrale. Monsieur le Directeur des Forêts désirait me parler personnellement (elle insista : per-son-nel-le-ment).
Mon coeur bondit dans ma poitrine : ainsi donc, au terme de quarante ans de bons et loyaux services, mon chef suprême s’apercevait enfin de mon existence ! En fonctionnaire zélé, je m’empressai de prendre la communication :
« Allô, Dubuisson ?
- Lui même, Monsieur le Directeur.
- Max Baderne à l’appareil. J’apprends que vous allez nous quitter ?
- C’est hélas vrai, Monsieur le Directeur. Remplissant les conditions pour faire valoir mes droits….
- Tel n’est pas l’objet de ma question. Voyez-vous, Julien (tiens donc, il m’appelait par mon prénom!) il se trouve qu’en ce moment, j’aurais une mission de la plus haute importance à vous confier.
- Ah ? Mais je crains bien qu’il ne soit trop tard ! »
Cette entrée en matière m’intriguait au plus haut point. Je vis bien que la conversation prenait un tour dangereux : le boss n’allait-il pas me demander de jouer les prolongations ? Tout sauf ça, j’avais déjà donné ! Pourquoi s’acharnait-on sur mon humble personne quand tant de jeunes talents se pressaient au portillon ? Je voulus lui faire comprendre (en termes courtois) qu’il était hors de question pour moi d’accepter de rempiler.
Mon interlocuteur prévint cette réaction négative, adoptant pour me séduire un ton cauteleux :
« Il s’agit là, mon cher, d’une mission confidentielle et de la plus haute importance. Elle requiert un ingénieur chevronné. Ce n’est pas sans raison que nous avons pensé à vous… »
Là-dessus, il en remit une couche à propos de mes qualités de sérieux, de compétence et de discrétion proverbiales… Dommage, pensai-je, que le boss n’ait pas remarqué ces qualités lors de ma vie professionnelle. Enfin, bon, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Au terme de ce préambule, M. Baderne enchaîna sur l’objet et le contenu du travail qu’il entendait me confier. Il s’agissait d’une expertise à mener dans les Caraïbes patagoniques, une république bananière au sud du nord de l’Amérique latine, à moins que ce ne fût au nord du sud. L’expertise aurait lieu dans la zone frontière qui sépare le pays des Vazys de celui des Vatans, deux ethnies farouchement opposées. Inutile, ajouta-t-il, de chercher cette zone sur la carte, les limites en sont des plus floues.
Tout en l’écoutant, j’activai l’ordinateur et surfai sur une encyclopédie en ligne. En quelques clics, j’en sus assez pour ne pas mourir idiot. J’appris que les Vazys, peuple de chasseurs-cueilleurs, constituent le support ethnique originel, ayant miraculeusement survécu jusqu’à nos jours. Ces autochtones ne quittent pas leur forêt, vivant repliés sur eux-mêmes. À l’inverse, les Vatans composent un peuple fortement métissé, intrusif et belliqueux. Ces métèques convoitent le territoire de leurs paisibles voisins, pour eux-mêmes s’y installer et s’en approprier les richesses.
N’importe. Pour revenir à mon problème personnel, que diable allais-je faire dans cette galère, moi qui n’aspirais qu’à prendre une retraite paisible (autant que bien méritée). Pourtant, Monsieur Baderne, en détaillant les investigations à mener, avait excité ma curiosité. Il m’expliqua que le gouvernement des Caraïbes patagoniques, soucieux de l’essor économique du pays en général et de cette région en particulier, s’intéressait au projet des Vatans, visant à couper la forêt native, laquelle met des siècles à pousser, pour planter des eucalyptus à sa place. Or, notez le bien, cette essence n’a rien d’autochtone. Elle a pour avantage de procurer le maximum de gains dans le minimum de temps. J’arrête sur ce thème, ayant l’impression d’enfoncer une porte ouverte. Il est mal vu dans l’Administration d’exprimer un point de vue personnel, on est par définition de l’avis de son chef.
Mais là, tout de suite, qu’avais-je à perdre ? J’objectai que l’eucalyptus planté à grande échelle sous cette basse latitude aurait un impact négatif sur le climat. Qu’il modifierait le régime hydrique, épuiserait en peu de temps les ressources du sol. Bref, on ne pouvait me demander de cautionner le projet, mes conclusions ne pourraient qu’aller dans un sens défavorable.
C’était plié d’avance. Alors, pourquoi partir en mission là-bas ?
Je sentis bien qu’à l’autre bout du fil mon interlocuteur s’impatientait. Il me fit la leçon, me reprochant de ne pas être un homme de terrain, observateur, modéré dans ses jugements. Un vrai scientifique, ajouta-t-il, se doit d’être rigoureux. Il ne conclut jamais avant de s’être rendu sur les lieux et d’avoir pesé tous les arguments. Le grand patron fit valoir qu’au surplus, une fin de non-recevoir offenserait gravement les autorités locales. On n’allait pas pour quelques eucalyptus provoquer un incident diplomatique entre la France et les Caraïbes patagoniques ! Il fallait à tout prix éviter cela !
Maniant habilement le chaud et le froid, M. Baderne vanta les avantages pour moi d’une mission de courte durée et grassement rémunérée. Allons donc ! Avant mon départ à la retraite, l’Administration m’offrait royalement six mois de vacances sous les Tropiques, tous frais payés. Mes émoluments à venir arrondiraient ma modeste pension. Cela ne se refuse pas.
À court d’arguments, je finis par céder. J’acceptai la proposition qui m’était faite, sans engagement de ma part sur ce qu’il pourrait résulter de mes investigations à venir.
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Dans les jours qui suivirent, je reçus ma lettre de mission, le dossier correspondant et les documents de voyage. Ayant révisé mes faibles notions de portugais, relu « Triste Tropiques » (1), un ouvrage de circonstances, j’obtins dans un délai record du Consulat l’indispensable visa. Quand vint l’heure de l’enregistrement pour ce vol long courrier à destination des Caraïbes patagoniques, la P.A.F. faillit me confisquer ma mallette-laboratoire, amoureusement constituée avant le départ. N’étais-je pas un terroriste en puissance ? Au prix d’âpres négociations, mon précieux viatique finit par m’être restitué. Onze heures de vol m’attendaient avant d’arriver à Sao Tomé.
J’ai lu quelque part que cette incroyable nébuleuse urbaine rassemble à elle seule la moitié de la population du pays. Avant d’atterrir à l’aéroport international, l’appareil fit une large boucle à basse altitude autour de la ville et de ses faubourgs. J’en pus mesurer la vastitude.
Bâtie au pied des monts Zémerveils, la capitale occupe le lit majeur de l’Orovioque. Les crues de ce fleuve sont redoutables et submergent périodiquement les bas-quartiers. Le centre ville échappe seul aux inondations, du fait que les constructions s’y développent en hauteur. Elles sont serrées au point qu’en apparence, il n’y reste plus un mètre carré d’espace disponible. Je compris à de tels excès que les « Gringos » étaient passés par là. De mon hublot, je voyais des tours gigantesques, seringues juste bonnes à piquer le derrière des anges. Certains bâtiments de l’époque coloniale semblaient cependant avoir survécu. Je devinai ça et là, noyés dans le fouillis des ruelles : une placette, un campanile à taille humaine, une coupole, un frais patio. L’ensemble était desservi par une sorte de funiculaire, formant chemin de fer de ceinture autour de la ville, et dont les rails s’entortillaient autour des gratte-ciel.
À ma descente d’avion, je fus accueilli fastueusement par le service forestier local. On m’offrit une collation à base de « chocos fritos » . Il s’agissait non pas, comme je le crus d’abord (faisant rire tout le monde), de frites au chocolat, mais de beignets de seiches, spécialité locale. Mes collègues avaient prévu que je prenne une chambre d’hôtel en ville, afin de me reposer du décalage horaire. Qui voyage en direction du Couchant sait que la terre tourne dans le sens inverse des avions, capables de rattraper les heures (onze en l’occurrence). Je déclinai cette offre, au motif que je souhaitais fuir cet univers oppressant, pour rejoindre au plus tôt le lieu de ma mission. On mit à mon crédit ce zèle inattendu.
Le pays des Vazys n’est pas desservi par des voies carrossables. La meilleure (ou moins mauvaise solution) pour s’y rendre, est d’emprunter un char à buffles, seul moyen de transport adapté aux pistes chaotiques et cahotantes qu’on y rencontre. Durant ce long trajet, je vécus à un rythme ignoré jusqu’alors. Ma petite escorte indigène était composée de musiciens et de danseuses aux seins nus, qui me servaient des rafraîchissements au rythme endiablé de la samba. De temps en temps, le convoi devait s’arrêter, mes peones devant, soit tailler à coups de machete un couvert végétal envahissant, soit tirer de l’ornière le véhicule enlisé, soit encore traverser une rivière en crue en cherchant, au prix d’un long détour, un gué praticable. Au franchissement du marécage, nus jusqu’à la ceinture, nous étions assaillis par un bataillon de sangsues. Ces bestioles se faufilaient entre les vêtements et le corps, s’incrustant dans la peau comme une nappe fluide. Nous avions ensuite le plus grand mal à nous en débarrasser. Des caïmans, paresseusement allongés au soleil, ouvraient tout grand la gueule, observant d’un oeil torve l’étrange manège des humains.
Quand je parvins enfin sur le théâtre des opérations, un village en lisière de sylve, au coeur du pays Vazy, j’avais perdu toute notion du temps. Protégés des incursions de leurs ennemis par l’inaccessibilité de leur habitat (pour combien de temps ?) les autochtones vivaient comme à l’origine du monde, et selon leur tradition immémoriale, encore que non écrite. Le costume masculin se réduisait à un étui pénien, la tenue des femmes à une mince ceinture de coquillages, et quelques bijoux : colliers et pendants d’oreilles en plume de toucan. La pratique du tatouage était commune aux deux sexes et l’on se peignait le corps d’urucu, donnant à l’épiderme un ton rouge vineux.
Le chef de village me tint un long discours auquel je ne compris goutte, en langage sifflé, mais qui me sembla de bon augure. Il me donna pour logement une hutte en stipes de palmiers disjoints, surmontée d’un toit de paille. Sur le sol en terre battue, on trouvait pour tout mobilier : une table, en fait un tas de planches, quelques caisses faisant fonction de sièges. Comme on n’imaginait pas que je pusse vivre seul, on m’assigna pour compagne la plus belle fille du clan. On l’appelait « M’waka » (la rieuse) en raison de son caractère enjoué. Je n’eus pas à me plaindre d’elle : que de moments délicieux nous passâmes ensemble, allongés sur notre hamac. Ses cordes, accrochées au mur, ployaient à chaque mouvement des corps, craquaient sous l’extrême tension.
Bref, ce village eût été l’éden, sans la présence d’insectes malfaisants : guêpes, moustiques et moucherons suceurs de sang, qui l’infestaient. Ces bestioles s’accrochaient aux commissures des lèvre, aux paupières et aux narines, où la moiteur du climat causait une abondante transpiration.
Le soir tombé, les braises du foyer rougeoyaient dans le clair-obscur de notre hutte. Le silence de la jungle était troublé par nos soupirs amoureux, les aboiements de chiens, les cris d’un cacatoès ou le mugissement d’un jaguar. Au petit jour, un brouillard laiteux montait de la clairière. Ensuite, le soleil, en se levant, dissipait les miasmes de la nuit.
Ma compagne s’affairait à la préparation d’un repas, fait de noix de palmier, de pulpe de fruits broyée, d’oeufs de lézard de sauterelles et chauves-souris.
Puis, je me mettais au travail. Je faisais des relevés hygrométriques quotidiens, procédais à des prélèvements d’échantillons de sol pour les analyser. Surmontant le vertige, il me fallut grimper aux arbres pour installer des pièges à insectes dans la canopée. J’en inventoriai l’incroyable richesse, une découverte pour moi. Me fiant aux aux croyances locales, je compris que les arbres sont animés de forces secrètes, qu’ils savent communiquer entre eux, s’inquiètent de la santé de leurs ascendants et descendants, avertissent leurs voisins d’un éventuel danger, notamment de l’éventuelle arrivée de prédateurs. Ce processus étant simple et conforme à l’ordre naturel des choses, j’en conclus que la destruction de la forêt serait un cataclysme écologique.
Les semaines, les mois passèrent. Le village où je vivais étant dépourvu de tout moyen de communication, je n'avais aucune nouvelle du monde extérieur, ni la possibilité d'en donner de moi. L'Administration des Caraïbes patagoniques vivait dans le déni. Les forestiers locaux ne paraissaient pas se soucier de la bonne fin d'une mission qu'eux-mêmes m'avaient confiée. Je m'interrogeai sur l'intérêt de rendre compte dans un quelconque document d'évidences que chacun dans ce pays préférait taire.
C'est alors qu'éclata la guerre entre les Vazys et les Vatans.
(À suivre...)
Pistes d'écriture : Immersion, regard ethnologique. -
Illustrations : Hervé di Rosa "Entrelacs", Cuernavaca, 23-07-2001, "Couple de plantes" (ci-dessus)
Note 1 : Certains détails concernant le stribus amazoniennes sont empruntés à C. Lévi-Strauss ("Tristes Tropiques", Plon, 1993).