Une histoire sans importance

CORBILLARD

Je me souviens de ce terrible coup de fil. J’avais alors neuf ans, j’étais au cours élémentaire. À la maison, je pouvais appeler, répondre intelligiblement au téléphone et suivre une conversation. Aujourd’hui, n’importe quel jeune a son portable qui préserve son intimité. Le téléphone ancien modèle est relégué au rang de pièce de musée. On ne voit plus cet appareil encombrant, disgracieux, fixé au mur ou posé sur un meuble au milieu de la salle de séjour. Sa sonnerie stridente interrompait les conversations. Cela perturbait la vie familiale. Adolescent, je devais passer mes appels en cachette, à l’abri des oreilles indiscrètes. Si quelqu’un survenait, me prenait en flagrant délit, il me fallait, surmontant ma honte, étaler devant tout le monde une affaire de coeur. L’adulte que je suis devenu garde le souvenir cuisant d’appels intempestifs, qui révélaient à la parentèle ce que j’aurais préféré garder pour moi.

L’inverse était également vrai. Ce 3 avril 1988, je fus l’impuissant témoin d’une crise de couple entre mes parents. Eux avaient tendance à croire que tout passait par dessus la tête du petit bonhomme que j’étais, quand j’avais parfaitement capté la gravité de la situation. Mon père s’absentait de plus en plus fréquemment de la maison, soi-disant pour son travail. Ma mère était à bout de nerfs, faisant des commentaires aigres-doux, lorsqu’il appelait à une heure indue d’un endroit où il n’était pas censé se trouver. La situation devint d’autant plus intenable pour moi, que ni l’un ni l’autre ne me fournit d’explication. Je ne la découvris que bien après.

La conversation téléphonique que je relate ici remonte à trente ans. Sur le moment, je n’en avais saisi que des bribes. Ma mémoire a conservé ces éléments épars, plus tard j’ai tenté de restituer les pièces manquantes du puzzle. Cela donnait à peu près ceci :

« Et avec elle, comment ça va ? 

-…. »

Le crépitement nasillard à l’autre bout du fil était la voix de mon père, et semblait celle d’un gamin pris la main dans le pot de confitures.

« Elle », c’était « l’autre », celle qui, me sembla-t-il, était en train de briser le couple parental. En fait, une collaboratrice de mon père qui l’accompagnait dans maints déplacements. En tout bien, tout honneur, cela va de soi. Je me souviens du ton fielleux qu’avait pris ma mère, prouvant qu’elle n’était pas dupe et qu’elle en avait marre de passer pour une quiche.

« Ah… oui, je comprends

-…. »

De fait, Maman comprenait tout, mais n’acceptait rien. Lui persistait à s’enferrer dans des mensonges tous plus gros les uns que les autres. Soudain, je ne sais pourquoi, la conversation téléphonique prit un tour plus violent. Papa, ne pouvant plus nier sa relation coupable, avait promis d’y mettre fin. Il allait devoir se « débarrasser sans tarder de cette fille encombrante », ainsi que l’exigeait maman (« À présent, c’est elle ou moi »). Un engagement imprudent dont il savait bien qu’il aurait du mal à le tenir.

- T’en débarrasser ? Ah, je te comprends. Moi-même…. »

Mère avait coupé court. Son « moi-même » était lourd de sous-entendus. J’y vis une pauvre ruse de ma mère, insinuant par là qu’elle pouvait lui rendre la pareille, entretenir une improbable liaison de son côté. Balivernes !

Dans l’épisode suivant, mon père avait avoué sa faute, ajoutant que pour lui, la rupture serait difficile. Et du coup, son accusatrice avait adouci le ton  :

« C’est difficile, oui, oui, je comprends. »

De nos jours, les « nouvelles technologies » multiplient les expédients pour échapper à une confrontation douloureuse. On peut ainsi (lâchement) laisser un message sur le smartphone de son (sa) partenaire, ou le (la) congédier par e-mail, voire un simple SMS. Pour annoncer qu’on veut quitter l’autre, on a beau recourir à des expressions convenues, du genre « on va faire un break », inévitablement suivi de «... se conduire en adulte et rester bons amis », la réalité vous poursuit. Là, pas question d’euphémismes, mon père était sommé de rompre définitivement, sans délai. Sans doute dut-il réfléchir aux dégâts qu’il allait causer en agissant de la sorte (que faisait-il des larmes de ma mère et de la destruction de son propre couple, y avait-il seulement songé ?), car il se reprit aussitôt :

-….

Un bredouillage que je traduis ici par : « Mais non, je n’ai pas dit ça ! »

Si Papa pratiquait à l’occasion la langue de bois, Maman, elle, ne s’en laissait pas conter.

«  Bon, tu comptes t’y prendre comment ? »

« Comment », c’était la bonne question. Mère a toujours eu le sens pratique. Papa, beaucoup moins. On n’est jamais sûr de soi quand il faut sacrifier quelque chose ou quelqu’un.

-….

- Elle ne veut pas en entendre parler ? Mais tu ne dois pas te laiss... »

À nouveau, ma mère s’était interrompue. À quoi bon poursuivre ? Elle n’acceptait pas que son époux se laissât manipuler par cette fille. À moins qu’il ne fût lui-même un brin manipulateur, ce que je crois. Tout sonnait faux dans son propos, qu’il lui fallut une nouvelle fois rectifier.

-.…

Le fautif conclut cette étrange entretien, qui ne menait à rien, par un « Bon, bon, je n’ai rien dit » (sa seule parole sensée, en admettant qu’il l’eût effectivement prononcée. Au vrai, mes parents ne s’étaient rien dit. Enfin, rien d’intéressant. Mon père, un spécialiste de la langue de bois, semblait enfin prendre conscience de la gravité de la situation. Maman, toujours indulgente, atténua son tir de barrage. Elle n’était pas convaincue de la sincérité de son repentir, mais fit semblant.

- Mais non, mon grand, ce n’est pas si grave ! Enfin, c’est toi qui vois.

-…. »

La conversation s’acheva par un salut bref et sans doute hypocrite : « Au revoir, ma chérie ».

Mon père revint à la maison, et l’on ne parla plus de cette histoire, au moins en ma présence.

 

Comme le temps passe ! Aujourd’hui, je taquine la quarantaine, âge qui marque le mitan (je devrais dire la mi-temps) de l’existence. C’est généralement le moment que choisissent les hommes pour faire les vilains, tenaillés qu’ils sont par le « démon de midi ». Bien que Papa ne soit plus là, surtout peut-être à cause de cela, la seule évocation de ses frasques passées m’en préserve. Il est vrai que lui et moi n’avons jamais vraiment communiqué. Je sais qu’il redoutait mon jugement. Depuis, mon père a disparu.

Je crois bien qu’il était déjà mort dans sa tête avant de mourir pour de bon d’un A.V.C.. Dans son délire, on l’entendait prononcer le prénom d’Edmée, une personne qui, j’en étais sûr, avait compté pour lui. Je ne doute pas qu’elle ait été sa maîtresse. « Une histoire sans importance », avait commenté Maman, qui ne souhaitait pas m’en dire plus. Sans doute à cause de ce fameux coup de fil, qui hante encore ma mémoire. Elle-même avait purement et simplement effacé cet épisode de sa mémoire, un peu comme on formate une clé U.S.B.

Sauf qu’après que mon père eût rendu l’âme, et qu’il fallut trier ses affaires personnelles, je trouvai, dissimulé parmi ses dossiers, une enveloppe contenant divers souvenirs : des photos, des lettres, Dieu sait quoi. J’aurais préféré ne pas voir ces documents. Le problème, c’est que mon père me demandait de les remettre, après son décès, à la destinataire figurant sur ladite enveloppe. Un coup d’oeil sur la suscription me confirma qu’il s’agissait de la fameuse Edmée. En consultant Face book, je découvris que cette dame était mariée, avait une fille de mon âge, Aurélie, et deux petits enfants. Actuellement à la retraite, immatriculée artiste peintre, elle exposait dans une localité voisine de la nôtre. Évidemment, je préférai la rencontrer dans dans son atelier, un lieu supposé neutre, plutôt qu’à son domicile privé. L’apercevant, je l’identifiai sans peine à la furtive silhouette que j’avais entrevue aux obsèques de mon père et qui s’était éclipsée avant la fin de la cérémonie. Elle, de son côté, me reconnut aussitôt, m’embrassa.

«  Tu dois te souvenir de moi, Nicolas, je t’ai connu tout petit, lorsque j’étais l’assistante de ton papa... »

Effectivement, malgré le temps passé, je me souvenais d’elle. Edmée avait certes un peu vieilli, mais conservait son éternel optimisme. Avec un sourire malicieux, elle me demanda ce qui lui valait ma visite. Je lui dis que j’étais chargé d’une commission pour elle et lui tendis l’enveloppe qui lui était destinée. Edmée, en devinant le contenu, déclara d’un air contrarié : « C’est vieux, tout ça. Pourquoi Paul a-t-il gardé ces lettres, ces photos, qu’il s’était pourtant engagé à brûler ?

- Est-ce que je sais, moi ? C’est à vous de voir si vous préférez garde rce courrier posthume ou le détruire.

- De toutes manières… »

Son visage prit une expression mélancolique, exprimant un vague regret de choses qui avaient été, mais n’étaient plus, qui faisaient partie de son passé, de leur passé.

Ne sachant quelle contenance adopter, j’avais une furieuse envie de m’esbigner :

« Ce n’est pas tout ça, mais il va falloir que j’y aille. On m’a juste confié le rôle du facteur, à présent ma mission est accomplie. … »

Edmée entretenait une illusion dangereuse, en s’imaginant qu’on se débarrasse aussi facilement de souvenirs encombrants. Tôt ou tard ils finissent par vous rattraper.

Mon interlocutrice préféra changer de sujet :

« Tu ne veux pas jeter un coup d’oeil sur l’expo, tant qu’à faire ? 

- Ben… la peinture, c’est pas trop mon truc... »

J’affichais un souverain mépris de l’art du temps où je cherchais à provoquer mon père. Lui disparu, je n’avais plus personne à qui m’opposer. Plutôt flippant.

« Tu sais, avec cette fichue arthrose aux doigts », reprit mon interlocutrice, « j’ai cessé de peindre à l’huile. À présent, je suis passée aux collages. »

Je ne pus qu’admirer le travail d’Edmée. Elle assemblait avec goût des fragments de papiers peints, leur donnant une seconde existence, en même temps qu’un nouveau signifiant.

Une de ses compositions, entre autres, m’intrigua :

« C’est quoi, ce corbillard ? »

Elle rit : « Ce truc n’est pas de moi. Quand il m’a plaquée (autant lâcher le mot), j’ai reproduit, enfin détourné, à l’intention de ton père une oeuvre de la dernière période de Matisse, accompagnée d’un commentaire à son intention. Un proverbe indien :

« Celui qui fait cent pas sans amour s’achemine vers sa propre sépulture. »

Finalement, plutôt que de lui envoyer, j’ai gardé ça pour moi. C’était une histoire sans importance."

 Piste d’écriture : échange téléphonique, éléments imposés.

 Illustration : Henri Matisse « L’enterrement de Pierrot », papier gouaché, découpé, marouflé sur toile, 44,5 x 66 cm, série « Jazz », 1943-46, Paris, centre Georges Pompidou