Équilibre instable.

 

Planséquence

I.

 Je ne sais ne sais pas ce qui m’a pris de passer ce week-end de printemps à Paris, seule avec Alice. Elle est impossible à tenir, cette gamine ! on la croirait montée sur ressorts. Enfin, Paris, c’est Paris, c'est la ville de mon enfance, en quelque sorte ma "case départ" et j'ai voulu retourner à mes source. Il fallait bien qu’un jour ou l’autre, ma fille sache à quoi Paris ressemble. Et puis, question météo, nous ne pouvions pas mieux tomber : pour un début de mois d’avril, il fait un temps délicieux. J’éprouve en milieu de journée une sensation de bien-être et chaleur. Le soleil (il est vrai, quelque peu voilé), brille au point de rosir subrepticement mon épiderme. Enfin, Dieu merci, j’ai prévu dans nos bagages des tenues légères pour ma blondinette et pour moi. Je ne veux pas imiter ses grands-parents plutôt frileux, qui couvrent la pauvre enfant de trois couches de lainages, pour mieux la faire transpirer.

Voici donc Alice en short et chemisette à fleurs, pieds nus dans ses sandalettes. Ma pré-ado, qui va sur ses dix ans, use de ses charmes précoces et autres dons de séduction pour jouer les starlettes.

Nous voici parvenues au bord de la Seine, en rive gauche, face à l’île de la Cité. Sur l’autre quai, s’étire un rideau continu de façades, d’un gris souris. C'est la faute de la pollution atmosphérique et de la calamine crachée par les véhicules diesel. On pourrait trouver ce décor flippant si les petites feuilles molles des platanes n’apportaient leur touche vert tendre. En arrière-plan, sur la droite, on devine les tours de Notre Dame, en partie dissimulées par cette végétation printanière, alors que la flèche aiguë de la Sainte-Chapelle apporte une ligne verticale à la composition.

Alice, cette acrobate, a tout de suite remarqué la rambarde qui longe le quai. Deux bonnes raisons font que cet accessoire métallique l’attire. D’abord, il est sale et couvert de rouille. Ensuite, il peut se révéler dangereux. Immanquablement, c’est à cet endroit qu’elle va s’installer. Bon, je sais, ma gamine a l’âge de raison, mais il faut le dire vite. Et j’ai beau lui seriner « Fais pas ci, fais pas ça », pour elle, c’est une raison de plus de désobéir.

Du coup, mon instinct de photographe a repris le dessus. Puisqu’elle est là, autant qu’elle y reste et qu’elle prenne la pose… en restant aussi naturelle que possible.

Ce que ma fille ne sait pas (mais que je me réserve de lui dire après coup), c’est qu’autrefois, ma mère a pris une photo de moi, dans la même attitude, au même endroit. Je trouve amusant de réitérer l’opération un quart de siècle après, ma fille servant de modèle, cette fois.

Les lieux n’ont pas changé. Vingt cinq ans, cela passe vite, au fond. C’est juste le temps d’un mariage, d’une naissance et d’un divorce. Et voilà, tout est dit, la vie continue.

 II.

 « Je sais très bien ce que je dois faire, mais hélas, je fais toujours le contraire ! » Maman a poussé les hauts cris, me voyant juchée sur ce garde-corps ! Alors, pour la faire enrager, j’en rajoute à plaisir, et (délibérément) cherche le péril. Si c’est des frissons qu’elle veut, ça oui, je vais lui en donner à revendre !

L’opération se déroule en deux temps. D’abord, je me concentre et respire un bon coup, faisant le petit avion avec mes bras, pour assurer ma stabilité. Je ferme un instant les yeux, laisse le soleil caresser mes paupières. Puis, je m’arcboute et jette les épaules en arrière. Une position hautement périlleuse : une délicieuse impression de vertige me saisit. À ce stade, il suffirait, pourrait-on croire, d’une pichenette pour que je tombe à l’eau. C’est mal me connaître. Pas folle la guêpe ! J’ai pris soin de coincer mes deux pieds entre les barreaux du garde-corps. Dans ces conditions, aucun risque de chute, à moins, bien sûr que la balustrade ne s’effondre sous mon poids, qui n’est pas considérable ! En fait c’est un accident improbable, car ce tas de ferraille a l’air solide !

Maman, non loin de moi, l’oeil rivé sur son viseur, me crie de ne pas faire l’idiote et d’assurer la position. Je réponds par une grimace, et tire la langue, pour lui montrer que je n’ai (même) pas peur. « Frousse » rime avec « frimousse ». Et la mienne est au centre du monde, en cet instant qu'elle s’apprête à fixer sur la carte-mémoire.

III.

 Quinze secondes à peine se sont écoulées entre ces deux instantanés. En les affichant sur l’écran LSD de mon appareil, je réalise qu’un monde en réalité les sépare. Entre temps, la lumière a mille fois changé, cent idées ont passé dans la tête de ma fille et le cours de la Seine a reflété cinquante nuances de gris. En un éclair, Alice a revu le lapin blanc, toujours au galop, tirant sa montre de gousset, de peur d’être en retard à son rendez-vous avec la duchesse. Item, la souris, le canard, le dodo, l’aiglon, le loir, le lièvre de Mars, le ver à soie, le chapelier fou, la partie de croquet de la reine, les homards formant quadrille. Enfin, tout le monde connaît ça : le chat de Cheshire et son éternel sourire. On n’en voit que les dents, avant que sa mâchoire (et son sourire) ne s’évanouissent dans un remou du fleuve.

Moi, je suis de l’autre côté du miroir. À présent que l’incontournable photo-souvenir est prise, il me faut faire descendre ma gamine de ce maudit garde-corps et, croyez-moi, ce n’est pas gagné ! Je la sens sur le point de me faire un gros caprice, elle n’en fait jamais qu’à sa tête, celle-là ! Si seulement son père était là pour imposer un peu de discipline ! Il m’arrive de regretter ce salaud, non pour lui-même, bien sûr, mais parce que je réalise à quel point, un enfant ça s’élève à deux (pardon pour ce lieu commun !). Trêve de regrets (que d’ailleurs je n’éprouve pas). La réalité, c’est que cet homme m’a quittée, et qu’il me faut bel et bien gérer la situation présente.

Alors, je fais miroiter aux yeux d’Alice tout ce qui peut faire fantasmer cette enfant : les bouquinistes, le Marché aux fleurs, les trésors du Louvre (en une heure et demie chrono), les cachots de la Conciergerie… et je me prive pas d’évoquer les condamnés qui croupissent là, car la méchante reine exige et ne cesse de répéter : « qu’on leur coupe la tête, qu’on leur coupe la tête ! ».

Bien sûr, tout cela tourne court. Vingt cinq ans après, j’ai l'ompression d'avoir perdu mes repères par rapport au Paris que j’ai connu. Tout a tellement changé ! L’important, c’est ce qui captera l’attention d’Alice et ce qu’elle en retiendra. Ce bout de parapet, cette eau glauque, ou ce premier rayon de soleil printanier ? Dans dix ou quinze ans, sans doute Alice aura des enfants, peut-être les mènera-t-elle ici même au bord de la Seine pour les photographier à son tour. Je jouerai pour ma part le rôle de l'aïeule tatillonne et difficile à supporter. À moins que je n’aie d’ici là trouvé le nouvel homme de ma vie, (après tout j’en ai encore le temps) et (qui sait ?) donné un demi-frère ou une demi-sœur à Alice. Ainsi vont les choses au Pays des Merveilles : tout paraît bizarre aujourd’hui, quand hier les choses se passaient normalement, on s'imagine que tout finit alors que tout va commencer.

Piste d'écriture : Plan-séquence (une scène de rue) : entrer dans la psychologie des personnages.

Illustration : Clichés originaux de Carole Lilin, recolorisés au pastel-cire par l’auteur.

Référence :Alice au Pays des Merveilles, Lewis Carroll, traduction d’Henri Parisot