Neige

Journée sombre. Un silence sépulcral. Comme tout semble étrange, alors qu’hier encore, tout paraissait si normal ! Que s’est-il donc passé pendant la nuit ?

Je résume. Aujourd’hui, jeudi 1er mars : l’enfer blanc. Depuis deux jours pourtant, la neige était annoncée. Elle n’aurait dû surprendre personne et voilà tout le monde pris en otage. Accro, comme tu l’es, à ton smartphone, tu fais défiler les applis sur l’écran. Tu te sens confiné dans ton réduit. Pour y voir clair, il te faut ouvrir grand les rideaux de ta chambre. Une lumière blafarde diffuse dans la pièce, en créant un faux-jour gênant sur ton ordi.

Juste en dessous de chez toi, tu constates que la rue du Nadir aux pommes, une artère commerçante, très animée en temps normal, est déserte. Inutile de chercher un pain du jour ou ton quotidien préféré : les stores de magasins sont et resteront baissés.

Un sentiment de dépaysement t’envahit. Tu ne reconnais plus ton quartier. Chaque détail te semble insolite, à cause de cette ambiance un peu fantomatique, où les rares passants ne sont que silhouettes blanches. Ils s’aventurent à pas feutrés, clopin-clopant, faisant crisser la neige. Tous, jeunes et vieux, redoutent de faire une mauvaise chute, qui les mènera droit à l’hôpital. Aucune voiture ne circule. On ne compte plus dans la région les véhicules enlisés, télescopés, encastrés. Ce mis à part, il n’y a rien qui vaille la peine d’être mentionné. Rien que les flocons de neige qui tombent par milliers.

Tu te mets avidement en quête de news. Météo France évoque un phénomène météorologique peu courant : le heurt d’une masse d’air polaire avec un front chaud venu de la mer. Va pour cette explication, qui ne change rien pour toi. La Sécurité civile a mis la ville en alerte rouge. Étonnante façon de qualifier le piège blanc qui s’est refermé sur tous les habitants. Pas de transports en commun. D’ailleurs, si bus et trams circulaient, ce serait quoi faire et pour se rendre où ? Je me le demande. Les services publics sont fermés. L’unique déneigeuse municipale est inutilisable. On la remise dans un hangar, inaccessible à cause de la neige. À quoi bon entretenir un appareil qui ne sert que tous les trente ans ? D’ailleurs, les employés chargés déblaiement sont placés, comme les autres, en congé d’office. En matière de sécurité, les autorités ont donné des consignes fortes. Sauf cas d’urgence, on déconseille formellement aux gens de sortir de chez eux. « Clapas-infos », radio locale en ligne, a pris l’opportune initiative d’ouvrir un forum « Spécial neige ». On peut, sur cette plate-forme d’échange en continu, donner et/ ou recevoir des informations en temps réel. C’est utile pour se retrouver dans la pagaille générale. On sait au moins ce qui se passe, et l’on se sent moins isolé. Par exemple, un tronçon d’autoroute est engorgé. Banal incident, dirais-tu. Sans doute un camion qui, par suite d’un dérapage, s’est mis en travers de la route. Du coup, personne ne sait combien de temps ça va durer. Beaucoup d’automobilistes craignent (à juste raison) de devoir dormir dans leur voiture.

Sur les réseaux sociaux, les appels s’entrecroisent, des parents, des amis, se cherchent. En faveur des naufragés de la route, les manifestations de solidarité se multiplient. Une municipalité des environs dit mettre à leur disposition un centre d’hébergement d’urgence : école ou gymnase. Encore faut-il, pour s’y rendre, abandonner son véhicule et patauger dans la gadoue. À défaut, on vous prête une couverture de survie. C’est au moins ça.

Toi, qui n’as que faire des joyeusetés de l’A9, te fais du mouron pour Léa. Tu guettes de sa part le moindre signe de vie, alors que nul message ne paraît à l’écran. Ton portable est l’ultime recours. Ce précieux compagnon permet en cas de besoin de repérer celle ou celui qui ne répond pas aux appels, ou dont on est sans nouvelles. On arrive en cas d’urgence à géolocaliser son (sa) détenteur (-trice). À moins bien sûr que l’appareil ne soit éteint, perdu, voire endommagé, ce qui serait un comble de malchance. Peut-être devrais-tu te rendre à la police et signaler la disparition de Léa comme « inquiétante » (au fait, existe-t-il des disparitions « rassurantes » ?)

Les keufs ont beaucoup à faire aujourd’hui, du fait des intempéries, car les signalements se multiplient. À coup sûr, vu tes atermoiements, ils t’enverraient promener.

Brusquement (tu ne l’espérais plus) un « plop » caractéristique se fait entendre, annonçant qu’un S.M.S. vient de tomber.

Tu t’empresses de l’ouvrir :

« R.V. dans une heure au Parc Rimbaud ».

Ton coeur bondit dans ta poitrine. Là, c’est sûr, Léa vient de te donner un signe fort. Le choix du lieu n’est pas innocent. C’était votre point de ralliement, le théâtre habituel de vos rendez-vous. Ce jardin trouve au quartier des Aubes, pas très loin d’ici. Dans des conditions normales, le trajet représente une demi-heure à tout casser. Sauf qu’on n’est pas en temps normal.

Le message n’est pas signé. Tu t’obstines à croire qu’il émane d’elle, alors que rien ne le prouve : le numéro de la personne appelante est masqué. Pourquoi donc ? S’agirait-il d’une méprise ou d’un canular ? Un jour comme celui-ci, la plaisanterie est malvenue.

Alors, tu chausses des bottes de neige, enfiles une canadienne (il ne fait pas vraiment froid, mais tu veux faire comme tout le monde), et te voilà dans la rue. Il y règne une ambiance de sports d’hiver. Certains ont chaussé des skis de fond, et s’entraînent au milieu de la chaussée. Un peu plus haut, des gamins ont récupéré pour la glisse une vieille baignoire. Ils l’utilisent comme luge sur la rampe du tramway. Nul risque de collision : toutes les lignes sont à l’arrêt. D’autres pitchouns, au tempérament bagarreur, se lancent des boules de neige. Au fond, personne ne semble prendre la situation au tragique. Et toi, serais-tu le seul à flipper ?

Il suffirait d’un degré de plus au thermomètre pour que tout fonde et que le tapis blanc se transforme en soupe gluante. Préférant le milieu de la chaussée aux trottoirs trop glissants, tu t’achemines vers la rivière en contrebas de la cité. Le trajet commence par un escalier monumental bordé d’antiques. Couverts de de givre, les nus allégoriques ont l’air d’extraterrestres. Vieux de quelques heures, le bonhomme de neige avec une carotte, au milieu du visage en guise de nez, nargue une Pomone frileuse. Un peu plus loin, c’est une passerelle métallique. Ici, durant la belle saison, se rassemblent les adeptes du canoë-kayak. Une écluse maintient le plan d’eau, miroir immobile aux allures de patinoire. Des stalactites de glace pendent aux végétaux.

Remontant le Lez, tu suis le « sentier des pêcheurs » qui file en direction du quartier des Aubes. Tu t’es toujours demandé l’origine de ce terme. « Aube » ne désigne apparemment pas le point du jour.

Tu penses plutôt aux roues des moulins qui jalonnaient jadis le cours de la rivière et dont les noms chantent aux oreilles : moulin de l’Évêque moulin de Salicate, moulin de Sauret…. À moins qu’aube ne soit la corruption de l’occitan « aubro », l’arbre, par référence à la végétation riveraine, où dominent aulnes, saules et platanes. Ce faubourg de la ville est désert à cette heure matinale, ou quasiment. Rien d’étonnant à cela, vu l’état de vigilance instauré. Les immeubles qui se succèdent te semblent insipides. Hauts de deux ou trois étages, ils ont tous un air de famille, avec leurs façades habillées à l’identique, leurs balcons en enfilade et la forêt d’antennes-râteaux qui garnit leurs terrasses.

Tirez des morceaux de sucre ou des dominos d’une boite, alignez-les sur une table à n’en plus finir, cela produira le même effet.

Du fait de sa désespérante monotonie et de son plan en damier, le quartier des Aubes évoque un purgatoire, plus qu’un lieu résidentiel. Surtout, il représente un sacré labyrinthe en dépit de son apparente simplicité.

Ses principales artères se coupent à angle droit. Pour les baptiser, les édiles locaux ont manqué singulièrement d’imagination. Comme il est courant dans les lotissements, anciens ou nouveaux, les noms de fleurs alternent avec les noms d’oiseaux. À ta droite, l’allée des Primevères croise l’avenue des Paradisiers. À ta gauche, s’ouvre la rue des Perce-neige (la bien nommée). Devant toi, les Sarcelles succèdent aux Pétunias. Passé le feu tricolore, les Avocettes prennent le relai des Dahlias.

Finalement, l’appli G.P.S. aidant, tu parviens à te repérer dans ce dédale, et retrouves sans difficulté le chemin du Parc Rimbaud. Tu crains de le trouver fermé. La municipalité vient d’interdire aux promeneurs l’accès de nombreux espaces verts, car le poids de la neige a fait ployer les branches, qui menacent de s’effondrer.

Mais là, surprise ! Aucun obstacle ne s’oppose à ton intrusion. Le portail (non cadenassé) s’ouvre de lui-même en grinçant. Entrant dans le parc, au milieu d’un incroyable camaïeu de tons blanc et vert de gris, tu as peine à situer les terrains de boule, les pelouses familières, les parterres de fleurs. Un opaque manteau les couvre et se referme sur tes pas. Quelques épineux percent la couche de neige, en laissant deviner l’épaisseur et le poids.

Un peu plus loin, se dressent d’admirables platanes disposés en quinconce, aux silhouettes décharnées, dégoulinant de givre, tels de grands diapasons.

Et voici que paraît l’objet de ta quête muette : un banc. C’est là que vous aimiez vous asseoir côte à côte, en silence, elle et toi. C’est là que vous vous êtes vus pour la dernière fois. Tu commences à douter de la réalité du rendez-vous, car on arrive à l’heure dite et Léa ne s’y trouve pas. Malgré la couche de glace qui le couvre, le banc, lui, n’a pas changé. Tu revois le mobilier urbain tel qu’il est demeuré dans ton souvenir. Au moins lui t’est resté fidèle.

Au fond, tu ne veux pas te l’avouer, mais, en cet instant d’amère solitude, tu mesures l’ampleur la fracture entre Léa et toi. Soyons franc : votre relation remonte à combien d’années ? On pourrait les compter sur les doigts de la main. Enfin, des deux mains. Quand vous êtes séparés, sans fâcherie apparente, un certain soir d’automne, dans ce parc, il était juste question de faire un break. Vous vous reverriez plus tard, c’était promis… sauf que… Tout est dans cette restriction, pleine de redoutables sous-entendus. Puis le temps a passé, sans doute a-t-il pesé sur Léa comme sur toi, recouvrant vos souvenirs, à l’instar de la végétation, d’un manteau silencieux. Une supposition: si Léa venait à ta rencontre aujourd’hui, es-tu vraiment sûr que tu la reconnaîtrais ? Rien n’est moins sûr. Ses traits ne sont plus vraiment nets dans ton esprit. Difficile, dans ces conditions, de donner un signalement plausible à la police. Elle ne te prendrait pas au sérieux. Et d’ailleurs, la police n’a rien à voir avec tout ça.

Ton ex s’appelait-telle bien Léa, plutôt que Léna, voire Hélène ? À deux ou trois lettres près, ces prénoms féminins se ressemblent, on peut facilement les confondre. Il arrive à ta mémoire de vaciller.

En ce moment précis, tu te demandes ce que tu peux bien faire ici, sinon te geler les fesses. La vie est trop courte pour la passer sur un banc solitaire, en traînant un fantôme avec soi. Tu te lèves, et jettes un dernier coup d’oeil sur ces arbres squelettiques, point d’orgue d’une symphonie en blanc majeur.

 Illustration de l’auteur. 

Piste d’écriture : « Un dangereux enchevêtrement », une « enquête dans le brouillard » inspirée de « La disparition d’April Latimer », Benjamin Black, Nil éditions, 2013