22 Mai : ça va comme un mardi, qui plus est, jour de grève. Au saut du lit, Paul et Marthe ont pris les news. Les mouvements sociaux s’annoncent très suivis. Services publics perturbés. Nombreuses manifestations prévues. Météo : temps orageux. Ciel couvert en plaine et sur le littoral. Quelques éclaircies possibles. Risque de précipitations sur les reliefs.
Comme si de rien n’était, son café matinal avalé, Paul a rejoint son « espace de création », qu’il qualifie aussi, selon les jours, de « bulle » ou de « cocon ». Dès potron-minet, son premier geste est d’allumer l’ordinateur. Il goûte le charme particulier de cette « heure bleue » où tout est calme et où l’on peut se concentrer sur son écran. Ce matin, que nul ne le dérange ! Il lui faut absolument mettre la dernière main au prologue de son roman historique, un projet auquel il tient beaucoup, mais qui traîne depuis des mois. De réécriture en relecture, il a pris du retard, alors qu’il doit adresser le tapuscrit à des éditeurs régionaux. Au fait, pourquoi le destin de son héroïne, une femme qui vécut quatre siècles avant lui, le tourmente-t-il autant ? Sans doute Paul en est-il secrètement amoureux. Lui conçoit son récit dans le goût du temps, comme s’il eût été librettiste d’un opéra baroque, expédiant sous forme de récitatifs les épisodes sur lesquels il ne souhaite pas s’attarder pour mieux mettre en valeur ceux qui l’intéressent, et sont sont prétexte, une fois mis en musique, à divers morceaux de bravoure : arie, duetti, choeurs, aussi brillants qu’éphémères, qui se succèderont à un rythme effréné.
« Quelle soudaine horreur... »
Le trio des Parques (1) a toujours hanté l’esprit de Paul. Ce choeur saisissant réunit trois voix masculines : basse, ténor, haute-contre. Il voit dans cet air une perle de forme irrégulière, à l’image de l’art baroque, fait pour étonner, voire déranger, le spectateur. L’écriture enharmonique, audacieuse pour l’époque, dut même offusquer certaines oreilles, au point que le compositeur se crut obligé de modifier à plusieurs reprises la partition.
Soudain, le téléphone sonne. Qui peut bien appeler à cette heure indue ? À l’autre bout du fil, Paul entend la voix inquiète de sa bru : « Beau-papa, Belle-Maman, Régis et moi sommes dans la panade... Oui, carrément… Pouvez-vous prendre en charge Olivier aujourd’hui ? Son instit’ est en grève et ni la cantine, ni la garderie ne fonctionnent…. »
Rien de vraiment surprenant. Marthe avait anticipé la situation, elle a déjà fait signe que la réponse est oui. Comment pourrait-il en être autrement ? À son tour, Paul hoche la tête affirmativement.
Les Parques pourront attendre.
Coups de tonnerre. Éclairs. La scène figure l’entrée des Enfers. le fond du théâtre s’ouvre : on y voit Pluton, assis sur son trône, environné de sa cour. Comme il était d’usage à l’époque, un prologue à caractère mythologique introduit l’action. Les trois Fileuses descendent du ciel, mues par une machinerie invisible en coulisse. Elles rappellent aux mortels qu’ils ne sont que des jouets entre les mains des dieux, et (si l’on insiste un peu), prédisent leur sort.
« Du Destin le vouloir suprême
A mis entre nos mains la trame de tes jours
Mais le fatal ciseau n’en peut trancher le cours
Qu’au redoutable instant qu’il a marqué lui-même... »
Dans le cas d’espèce, de gros ennuis attendent les protagonistes de ce drame lyrique, mais (qu’on se rassure !) à la fin, comme il est d’usage à l’opéra, tout s’arrangera.
C’est le moment que choisit Marthe pour faire irruption dans le Saint des saints. Zut et zut, comment avait-elle pu l’oublier ? Compulsant les feuilles de son agenda, elle s’aperçoit brusquement qu’elle avait pris aujourd’hui même, à dix heures, rendez-vous à son salon de coiffure (au menu : permanente et coloration).
« Allons bon ! » maugrée Paul. « Et les deux réunis, Combien de temps cela va-t-il prendre ?
- Ah, si je savais… »
Connaissant la coiffeuse, impossible que Marthe soit de retour avant midi, bon poids. Paul suggère : « Un rendez-vous, ça se déplace... ». Embarrassée, elle répond : « Oui, mais pas à la dernière minute, au risque que le rendez-vous soit remis aux calendes grecques » (sous entendu : la coiffeuse est surbookée et marquera sa mauvaise humeur)... »
Marthe ajoute perfidement : « Toi qui n’as rien prévu de spécial aujourd’hui, tu peux bien garder seul le petit deux heures de temps. »
Paul se résigne. Il n’avait pas d’obligation particulière aujourd’hui, c’est vrai, mais question création, le rythme est bel et bien cassé. Comment pourra-t-il pianoter sur l’ordi, tout en tenant à l’oeil le turbulent Olivier ?
D’ailleurs, il est déjà trop tard pour se poser la question. La sonnerie de l’interphone retentit. Puis c’est le bruit de l’ascenseur sur le palier. Le temps d’une embrassade, d’un bref échange, et voici le petit Olivier, beau comme un sou neuf, entre les mains de ses grands-parents.
« Maintenant, il va falloir que j’y aille », dit Marthe à son époux. « Tu n’auras qu’à faire des coloriages avec Olivier…. Ou plutôt non, tu ferais mieux de reprendre le cahier de lecture… . Aucune confiance dans la méthode globale qu’on pratique à son école. Elle ne produit que des ignares, des nuls en orthographe, juste bons à estropier le français. Rien ne vaut la bonne vieille méthode syllabique. Alors, c’est dit, je compte sur toi. »
Paul sauvegarde son fichier, ferme la session.
Puis il fait le point. Marthe est déjà partie chez sa coiffeuse et le voilà seul en lice avec le marmouset, lequel (faut-il le préciser ?) n’est nullement d’humeur à travailler. La grève, youpi, c’est pour lui comme un jour de vacances. Sauf que… Après le rituel gâteau au chocolat parsemé de noix de coco (faut bien l’amadouer, cet innocent !), on en vient aux choses sérieuses. Alors, le grand-père installe Olivier à la table du séjour en n’oubliant pas le rehausseur sur son siège.
Une fois qu’il est (confortablement) assis, on ouvre son livre à la bonne page (le son i dans tous ses états), l’enfant commence à déchiffrer laborieusement :
« J-u : Ju », « l-i-e : lie », « A », « S-a : sa », « L-i : li »
Tiens ! Le son « li » peut s’écrire de deux façons différentes. Une fois avec un « e » qui ne se prononce pas (comme dans « Julie »), une autre fois sans « e » (comme dans le mot « sali »).
Ce détail n’a pas échappé à l’apprenti lecteur, qui finit d’épeler la phrase avec un petit air frondeur.
« Julie a sali le carrelage ».
Coïncidence : Julie est justement le prénom de la maîtresse d’Olivier. Mais comment, demande ce dernier, peut-elle avoir sali le carrelage, alors qu’elle est en grève aujourd’hui ?
L’enfant est à l’âge des questionnements. Paul redoute la série des pourquoi. Quand on y entre, on est sûr de n’en plus sortir. Une supposition que les Parques régissent aussi le destin de la faïencerie. Elles prédiront sans risque qu’il sera sali par quelqu’un, la question qui subsiste (au demeurant contingente) étant de savoir qui. Mais allez expliquer la notion de contingence à un bouchon de cinq ans !
« Tu penses à quoi, Papy ? » s’exclame Olivier, conscient de l’embarras de son aïeul. Paul n’ose avouer que son esprit plane à cent lieues du carrelage que Julie est censée avoir sali. D’ailleurs, il sent sa tête qui tourne, un peu d’air frais lui ferait du bien. Il fait un temps lourd. Le soleil printanier peine à sortir de sa gangue de nuages. Paul se lève avec peine (aïe mes articulations !), pour se diriger en titubant vers la baie coulissante. Au dehors : chants, clameurs et vociférations. Le cortège des manifestants défile au pied de l’immeuble.
Mais pourquoi la salle-à-manger se met-elle à tanguer comme un bateau ivre ? Et pourquoi Paul, inexplicablement, sent-il son flanc droit bloqué, tandis que sa bouche se déforme en un hideux rictus ? Impossible de proférer une parole. Olivier croit d’abord à un (mauvais) tour du Grand méchant loup. Comme d’habitude, Papy cherche à faire peur à son petit-fils. Mais quand il montre les dents, le rituel « C’est pour mieux te manger mon enfant ! », ne vient pas.
Et soudain, plouf ! Sous les yeux médusés du gosse ébahi, le grand-père s’effondre et se retrouve… le nez sur le carrelage. Encore un coup des trois Parques.
Alors, Olivier prend peur pour de bon.
Voyant son grand-père inanimé, il réalise que quelque chose de grave est en train de se produire. Il erre sans but dans la maison, puis avise un poste téléphonique à sa portée sur une console. Olivier a entendu ses parents dire qu’en cas d’urgence, il faut composer le 15. Un, cinq, ce sont deux chiffres qu’il connaît. Alors, Olivier appuie avec précaution, dans l’ordre, sur les touches correspondantes. Une voix qu’il ne connaît pas le questionne au bout du fil. L’assistante à l’accueil du SAMU ne tarde pas à se rendre compte qu’elle a affaire à un tout jeune enfant, lui parle gentiment : «Mon petit, qu’est-ce qu’il t’arrive ? ». Lui ne sait d’abord que dire, puis il explique avec ses mots à lui qu’il est seul à la maison, que son papy ne bouge plus, ne parle plus. Que peut-être il est mort (cette notion est encore vague pour lui).
Tout en s’efforçant de le rassurer, l’opératrice arrive à tirer du gamin les renseignements dont elle a besoin : son prénom, son âge, et (c’est moins facile à obtenir) son nom de famille. En recoupant ce dernier avec le numéro d’appel qui s’affiche à l’écran, elle arrive assez vite à localiser l’appartement. Par bonheur, Paul et Marthe ne figurent pas en liste rouge et n’ont pas d’homonymes dans l’annuaire.
En même temps, il est demandé à Olivier à rester en ligne (surtout qu’il ne raccroche pas, mais ouvre la porte aussitôt qu’il entendra sonner !). Le petit ne bronche pas et fait comme on lui dit. Les secours ne vont pas tarder. Un quart d’heure s’écoule et voici qu’on entend déjà la sirène de l’ambulance avec son gyrophare allumé.
Au milieu de ce remue-ménage, le malade a repris conscience. Il gémit faiblement quand on le place sur un brancard. L’intervention a été suffisamment rapide pour qu’il ait de bonnes chances de s’en tirer. Son nez saigne, il a vomi. Paul a sali le carrelage, mais il doit la vie à son petit-fils.
Piste d’écriture : texte écrit à la troisième personne, avec au moins deux personnages, avec un objet (ou une occupation) emblématiques. Récit inspiré d’un fait divers réel.
Notes :
(1) Rameau, Hippolyte et Aricie, acte II, scène 5.
(2) « Enharmonique » se dit de notes aux noms distincts, mais qui, par l’effet de dièses et de bémols, ont la même intonation.
22 Mai : ça va comme un mardi, qui plus est, jour de grève. Au saut du lit, Paul et Marthe ont pris les news. Les mouvements sociaux s’annoncent très suivis. Services publics perturbés. Nombreuses manifestations prévues. Météo : temps orageux. Ciel couvert en plaine et sur le littoral. Quelques éclaircies possibles. Risque de précipitations sur les reliefs.
Comme si de rien n’était, son café matinal avalé, Paul a rejoint son « espace de création », qu’il qualifie aussi, selon les jours, de « bulle » ou de « cocon ». Dès potron-minet, son premier geste est d’allumer l’ordinateur. Il goûte le charme particulier de cette « heure bleue » où tout est calme et où l’on peut se concentrer sur son écran. Ce matin, que nul ne le dérange ! Il lui faut absolument mettre la dernière main au prologue de son roman historique, un projet auquel il tient beaucoup, mais qui traîne depuis des mois. De réécriture en relecture, il a pris du retard, alors qu’il doit adresser le tapuscrit à des éditeurs régionaux. Au fait, pourquoi le destin de son héroïne, une femme qui vécut quatre siècles avant lui, le tourmente-t-il autant ? Sans doute Paul en est-il secrètement amoureux. Lui conçoit son récit dans le goût du temps, comme s’il eût été librettiste d’un opéra baroque, expédiant sous forme de récitatifs les épisodes sur lesquels il ne souhaite pas s’attarder pour mieux mettre en valeur ceux qui l’intéressent, et sont sont prétexte, une fois mis en musique, à divers morceaux de bravoure : arie, duetti, choeurs, aussi brillants qu’éphémères, qui se succèderont à un rythme effréné.
« Quelle soudaine horreur... »
Le trio des Parques (1) a toujours hanté l’esprit de Paul. Ce choeur saisissant réunit trois voix masculines : basse , ténor, haute-contre. Il voit dans cet air une perle de forme irrégulière, à l’image de l’art baroque, fait pour étonner, voire déranger, le spectateur. L’écriture enharmonique, audacieuse pour l’époque, dut même offusquer certaines oreilles, au point que le compositeur se crut obligé de modifier à plusieurs reprises la partition.
Soudain, le téléphone sonne. Qui peut bien appeler à cette heure indue ? À l’autre bout du fil, Paul entend la voix inquiète de sa bru : « Beau-papa, Belle-Maman, Régis et moi sommes dans la panade... Oui, carrément… Pouvez-vous prendre en charge Olivier aujourd’hui ? Son instit’ est en grève et ni la cantine, ni la garderie ne fonctionnent…. »
Rien de vraiment surprenant. Marthe avait anticipé la situation, elle a déjà fait signe que la réponse est oui. Comment pourrait-il en être autrement ? À son tour, Paul hoche la tête affirmativement.
Les Parques pourront attendre.
Coups de tonnerre. Éclairs. La scène figure l’entrée des Enfers. le fond du théâtre s’ouvre : on y voit Pluton, assis sur son trône, environné de sa cour. Comme il était d’usage à l’époque, un prologue à caractère mythologique introduit l’action. Les trois Fileuses descendent du ciel, mues par une machinerie invisible en coulisse. Elles rappellent aux mortels qu’ils ne sont que des jouets entre les mains des dieux, et (si l’on insiste un peu), prédisent leur sort.
« Du Destin le vouloir suprême
A mis entre nos mains la trame de tes jours
Mais le fatal ciseau n’en peut trancher le cours
Qu’au redoutable instant qu’il a marqué lui-même... »
Dans le cas d’espèce, de gros ennuis attendent les protagonistes de ce drame lyrique, mais (qu’on se rassure !) à la fin, comme il est d’usage à l’opéra, tout s’arrangera.
C’est le moment que choisit Marthe pour faire irruption dans le Saint des saints. Zut et zut, comment avait-elle pu l’oublier ? Compulsant les feuilles de son agenda, elle s’aperçoit brusquement qu’elle avait pris aujourd’hui même, à dix heures, rendez-vous à son salon de coiffure (au menu : permanente et coloration).
« Allons bon ! » maugrée Paul. « Et les deux réunis, Combien de temps cela va-t-il prendre ?
- Ah, si je savais… »
Connaissant la coiffeuse, impossible que Marthe soit de retour avant midi, bon poids. Paul suggère : « Un rendez-vous, ça se déplace... ». Embarrassée, elle répond : « Oui, mais pas à la dernière minute, au risque que le rendez-vous soit remis aux calendes grecques » (sous entendu : la coiffeuse est surbookée et marquera sa mauvaise humeur)... »
Marthe ajoute perfidement : « Toi qui n’as rien prévu de spécial aujourd’hui, tu peux bien garder seul le petit deux heures de temps. »
Paul se résigne. Il n’avait pas d’obligation particulière aujourd’hui, c’est vrai, mais question création, le rythme est bel et bien cassé. Comment pourra-t-il pianoter sur l’ordi, tout en tenant à l’oeil le turbulent Olivier ?
D’ailleurs, il est déjà trop tard pour se poser la question. La sonnerie de l’interphone retentit. Puis c’est le bruit de l’ascenseur sur le palier. Le temps d’une embrassade, d’un bref échange, et voici le petit Olivier, beau comme un sou neuf, entre les mains de ses grands-parents.
« Maintenant, il va falloir que j’y aille », dit Marthe à son époux. « Tu n’auras qu’à faire des coloriages avec Olivier…. Ou plutôt non, tu ferais mieux de reprendre le cahier de lecture… . Aucune confiance dans la méthode globale qu’on pratique à son école. Elle ne produit que des ignares, des nuls en orthographe, juste bons à estropier le français. Rien ne vaut la bonne vieille méthode syllabique. Alors, c’est dit, je compte sur toi. »
Paul sauvegarde son fichier, ferme la session.
Puis il fait le point. Marthe est déjà partie chez sa coiffeuse et le voilà seul en lice avec le marmouset, lequel (faut-il le préciser ?) n’est nullement d’humeur à travailler. La grève, youpi, c’est pour lui comme un jour de vacances. Sauf que… Après le rituel gâteau au chocolat parsemé de noix de coco (faut bien l’amadouer, cet innocent !), on en vient aux choses sérieuses. Alors, le grand-père installe Olivier à la table du séjour en n’oubliant pas le rehausseur sur son siège.
Une fois qu’il est (confortablement) assis, on ouvre son livre à la bonne page (le son i dans tous ses états), l’enfant commence à déchiffrer laborieusement :
« J-u : Ju », « l-i-e : lie », « A », « S-a : sa », « L-i : li »
Tiens ! Le son « li » peut s’écrire de deux façons différentes. Une fois avec un « e » qui ne se prononce pas (comme dans « Julie »), une autre fois sans « e » (comme dans le mot « sali »).
Ce détail n’a pas échappé à l’apprenti lecteur, qui finit d’épeler la phrase avec un petit air frondeur.
« Julie a sali le carrelage ».
Coïncidence : Julie est justement le prénom de la maîtresse d’Olivier. Mais comment, demande ce dernier, peut-elle avoir sali le carrelage, alors qu’elle est en grève aujourd’hui ?
L’enfant est à l’âge des questionnements. Paul redoute la série des pourquoi. Quand on y entre, on est sûr de n’en plus sortir. Une supposition que les Parques régissent aussi le destin de la faïencerie. Elles prédiront sans risque qu’il sera sali par quelqu’un, la question qui subsiste (au demeurant contingente) étant de savoir qui. Mais allez expliquer la notion de contingence à un bouchon de cinq ans !
« Tu penses à quoi, Papy ? » s’exclame Olivier, conscient de l’embarras de son aïeul. Paul n’ose avouer que son esprit plane à cent lieues du carrelage que Julie est censée avoir sali. D’ailleurs, il sent sa tête qui tourne, un peu d’air frais lui ferait du bien. Il fait un temps lourd. Le soleil printanier peine à sortir de sa gangue de nuages. Paul se lève avec peine (aïe mes articulations !), pour se diriger en titubant vers la baie coulissante. Au dehors : chants, clameurs et vociférations. Le cortège des manifestants défile au pied de l’immeuble.
Mais pourquoi la salle-à-manger se met-elle à tanguer comme un bateau ivre ? Et pourquoi Paul, inexplicablement, sent-il son flanc droit bloqué, tandis que sa bouche se déforme en un hideux rictus ? Impossible de proférer une parole. Olivier croit d’abord à un (mauvais) tour du Grand méchant loup. Comme d’habitude, Papy cherche à faire peur à son petit-fils. Mais quand il montre les dents, le rituel « C’est pour mieux te manger mon enfant ! », ne vient pas.
Et soudain, plouf ! Sous les yeux médusés du gosse ébahi, le grand-père s’effondre et se retrouve… le nez sur le carrelage. Encore un coup des trois Parques.
Alors, Olivier prend peur pour de bon.
Voyant son grand-père inanimé, il réalise que quelque chose de grave est en train de se produire. Il erre sans but dans la maison, puis avise un poste téléphonique à sa portée sur une console. Olivier a entendu ses parents dire qu’en cas d’urgence, il faut composer le 15. Un, cinq, ce sont deux chiffres qu’il connaît. Alors, Olivier appuie avec précaution, dans l’ordre, sur les touches correspondantes. Une voix qu’il ne connaît pas le questionne au bout du fil. L’assistante à l’accueil du SAMU ne tarde pas à se rendre compte qu’elle a affaire à un tout jeune enfant, lui parle gentiment : «Mon petit, qu’est-ce qu’il t’arrive ? ». Lui ne sait d’abord que dire, puis il explique avec ses mots à lui qu’il est seul à la maison, que son papy ne bouge plus, ne parle plus. Que peut-être il est mort (cette notion est encore vague pour lui).
Tout en s’efforçant de le rassurer, l’opératrice arrive à tirer du gamin les renseignements dont elle a besoin : son prénom, son âge, et (c’est moins facile à obtenir) son nom de famille. En recoupant ce dernier avec le numéro d’appel qui s’affiche à l’écran, elle arrive assez vite à localiser l’appartement. Par bonheur, Paul et Marthe ne figurent pas en liste rouge et n’ont pas d’homonymes dans l’annuaire.
En même temps, il est demandé à Olivier à rester en ligne (surtout qu’il ne raccroche pas, mais ouvre la porte aussitôt qu’il entendra sonner !). Le petit ne bronche pas et fait comme on lui dit. Les secours ne vont pas tarder. Un quart d’heure s’écoule et voici qu’on entend déjà la sirène de l’ambulance avec son gyrophare allumé.
Au milieu de ce remue-ménage, le malade a repris conscience. Il gémit faiblement quand on le place sur un brancard. L’intervention a été suffisamment rapide pour qu’il ait de bonnes chances de s’en tirer. Son nez saigne, il a vomi. Paul a sali le carrelage, mais il doit la vie à son petit-fils.
Piste d’écriture : texte écrit à la troisième personne, avec au moins deux personnages, avec un objet (ou une occupation) emblématiques. Récit inspiré d’un fait divers réel.
Notes :
(1) Rameau, Hippolyte et Aricie, acte II, scène 5.
(2) « Enharmonique » se dit de notes aux noms distincts, mais qui, par l’effet de dièses et de bémols, ont la même intonation.