harpe arbre

Piste d’écriture : varier les points de vue interne de personnages

 Les nuages se sont écartés, et une lumière légère, dorée comme un papillon, s’est infiltrée à travers les hautes vitres un peu sales. Cette éclaircie lui est destinée, Luce en est sûre. En se levant ce matin, elle avait mal au ventre d’appréhension. L’examen du Conservatoire est demain, elle n’est pas prête, elle ne sera jamais prête quoi qu’elle fasse, le temps continue de courir plus vite que ses doigts sur les cordes de sa harpe. A vouloir ressembler aux princesses de conte ou aux belles dames des tapisseries à la licorne, on est vite engluée dans la trame, comme ses cheveux longs et fins s’emmêlent parfois aux fils de l’instrument. Pourtant la harpe est une école de précision. Il faut pincer, juste après avoir frôlé. Laisser s’échapper, juste après avoir provoqué. Le son s’échappe et continue sans toi, l’écho se poursuit et t’ensorcelle.

Luce sait bien que sa peur d’être aspirée par le vide au centre de la harpe est le pendant de celle qu’elle ressentait petite, lorsqu’elle observait sa grand-mère jouer de sa machine à coudre, ses pieds s’agitant dans la caverne d’ombre sous la petite table. Les roues grondaient et couinaient, et les aiguilles étincelantes étaient les dents épointées de l’ogre, et toutes sortes d’histoires noires l’envahissaient, elle en pleurait de peur, en même temps, elle voulait rester là, à observer le jeu de pédales de sa grand-mère, et le jeu rapide de ses doigts autour de ces chiffons colorés dont elle faisait des poupées de carnaval. Assise sur le plancher, la petite fille aussi assemblait les carrés colorés qui la protégeraient des dangers sombres, sans l’étouffer.

Elle aurait pu choisir le piano ou l’orgue, à cause de ce jeu simultané des pieds et des mains. Elle a voulu la harpe. Un investissement, la harpe. Elle aurait dû choisir la guitare, à bien réfléchir. Mais est-ce qu’on réfléchit, à dix ans ? Et même aujourd’hui, cinq ans plus tard, est-ce qu’elle réfléchit ? Il n’y a rien de rationnel dans sa panique. Ra-tion-nel. Res-pi-rer. Elle respire profondément, et tourne à nouveau ses yeux vers la partition commodément posée sur le léger lutrin noir, pliant. Même si elle loupe cet examen-là, le premier, est-ce que ça l’empêchera d’avancer dans sa vie ? Non. Elle avancera de toute façon, elle a quinze ans et plein d’envies, qui la submergent quelquefois et font s’enchevêtrer ses doigts sur l’instrument. Et alors ? Les plantes aussi (comme celles qui poussent sur les jardinières de la fenêtre) s’enchevêtrent, et ça ne les empêche pas de pousser.

 

Qu’est-ce que ma sœur joue bien ! songe Laura. Elle, a bien essayé, mais rien à faire. Les percus, peut-être, et encore. Dans cette famille de tisseurs, couturiers, dentelières, dont l’agilité manuelle est proverbiale, elle est née à peu près manchote. De toute façon, des percussions, au cinquième étage d’un vieil immeuble parisien, ça ne passerait pas. Déjà que des voisins se plaignent des friselis sonores de Luce… Elle a été contente quand elle a appris que Cervantès, le créateur de Don Quichotte, était manchot. Si lui est arrivé à ça avec un seul bras, elle trouvera bien, elle, quelque chose à faire de sa vie. Ils sont gonflés, les voisins, à se plaindre alors qu’ils n’arrêtent pas, eux, de faire du bruit – bruits de cuisine, bruits de radio, grincement claquement des portes, et le bricolage le week-end, faut dire que ces apparts-là du vieux douzième, faut sans cesse les rafistoler. Tiens, peut-être une vocation pour elle, plombier, elle a une bonne oreille, avec un peu d’entraînement elle devinerait de quoi les tuyaux se plaignent, elle se met à rire, joyeuse, en évoquant la plombière musicale, sortez les grandes orgues bonnes gens, euh les grandes eaux… A propos d’eau, la bouilloire aussi se marre, une espèce de tchoc tchoc tchoc, tchiii !!! – doit avoir du calcaire dans l’bec, la bouille, on va procéder au détartrage, elle proposera à maman de s’en occuper ce soir, ça doit tremper tout une nuit. En attendant, elle laisse le tchoc tchoc tchoc se prolonger, elle adore ce bruit en fait, ça fait penser au claquement de bec des oiseaux… Tiens, Luce a oublié de déjeuner, elle s’en rend compte en vidant son thé dans l’évier, tant pis, elle ajoute la tasse à l’empilement dans le bac et s’attaque à la vaisselle, elle aime ça dompter les objets sous l’eau chaude, en devient moins maladroite, et puis tous ces glous, glous, tchiiiss lui donnent des idées, des personnages s’ébauchent tous seuls, une machine à coudre ensorcelée qui ne peut plus s’arrêter et finit par coudre des morceaux de nuit et de jour entre eux, un chevalier en fer-blanc qui part à la bataille en produisant sa propre vapeur, des papillons emprisonnés dans une fenêtre qui… Elle couchera tout ça sur son cahier tout à l’heure, après s’être bien essuyé les mains pour pas transformer trop vitre les feuillets en chiffons, de sa grosse écriture bien moche mais qui attrape les mots au lasso. « La chiffonnière et le Licorne », s’intitulera ce conte-là. Le Licorne, oui, et elle sait déjà qui distribuer dans ce rôle, Léonard, qu’elle a croisé quand elle accompagne Luce au conservatoire, un grand garçon très pâle, presque blanc, mais aux yeux brûlants, qui joue parait-il du hautbois, mais Luce ne se souvenait pas très bien, à quoi s’intéresse-t-elle donc, sa petite sœur ?

 

Ludmilla déboule en haut de l’escalier, sa sacoche d’échantillons à l’épaule, elle a encore bossé tard, puis tôt, sur cette pu… pantin de collection, mais ça vient bien, et elle a déjà des commandes.

« Les fiilles ! Il fait trop beau, je vous invite à déjeuner en bas, sur le pouce. »

En bas, sur le pouce, ça signifie au marché d’Aligre, une petite table à la terrasse du café bleu, une boisson chacune, et des provisions glanées au hasard des étals, de la menthe fraiche, de la coriandre, des galettes, des carottes, de la viande grillée, chacune fera à son caprice, Ludmilla a envie de fantaisie et de gaieté. Les filles aussi, apparemment. Luce salue sa proposition de quelques trilles enchantées, et Laura remarque que les papillons prisonniers des fenêtres ont fini par s’envoler… « De quoi parles-tu ? » demande Ludmilla qui jette un coup d’œil à la vitre et comprend, les taches de lumière, ce sera parfait pour son dernier motif, celui qu’elle voulait neigeux… Elle pense brièvement à Laurent, qui aurait adoré. « Tu serais fière de nous, lui adresse-t-elle mentalement, et surtout d’elles… » Elle sourit avec un peu de chagrin. « Allez zou, faut pas trainer si on veut une place au soleil ! »

Elles laissent les fenêtres ouvertes à la brise du printemps, et s’égaillent dans l’escalier.