Piste d’écriture : narration d’une rencontre, avec un lieu, un être, un milieu… quelque chose d’inattendu, de loufoque, mais qui, peut-être étrangement, va constituer une chance.
Yves de la Lune
Ses fines lunettes cerclées lui donnaient l'air d'un radical socialiste du temps de Jaurès. Mais c'est dans les années 90 que je l'ai rencontré. Il avait alors 25 ou 30 ans. Impossible de lui donner un âge exact. Il parlait d'une voix calme, légèrement voilée, avait des yeux de myope noirs et très doux, une démarche de chat. Il vivait seul dans l'un des appartements les plus étonnants que j'ai connus : c'était un rez-de-chaussée dans un ancien bains-douches, dans la bien nommée rue des Étuves. Sur sa porte d'entrée, une grosse plaque que l'on ne pouvait pas manquer indiquait en lettres capitales : Yves MULLER. Une plaque qui jurait quelque peu avec le caractère évanescent et lunaire de celui qu'elle désignait.
Les deux ou trois pièces de son appartement donnaient toutes sur un jardin intérieur, en fait un fouillis inextricable de lauriers, buis, cades, acanthes... d'où émergeaient huit à dix palmiers filiformes. Si l'on s'aventurait dans ce labyrinthe, on tombait sur un petit bassin circulaire où flottaient deux ou trois feuilles de nénuphar sous lesquelles se cachaient quelques poissons rouges. Un vrai petit paradis, à deux pas de la Comédie, dont il était pratiquement le seul à disposer. Tout autour de ce jardin, j’avais été surprise de voir autant de portes, toutes numérotées. Des cabines de douche, m'avait-il expliqué malicieusement. Sa propre salle de bains était installée à la porte n°1. Inutile de dire qu'elle était plutôt vétuste et mal isolée, car conservée telle quelle, dans son jus des années 50.
A l'intérieur de son appartement régnait un doux capharnaüm, avec des vieux canapés et des vieux fauteuils, des instruments de musique en pagaille : guitares et violon, mais aussi toutes sortes de petites percussions qu’il fabriquait à partir de casseroles, de bassines ou de matériaux plus nobles comme des bambous, des coquillages ou des des galets. A cette époque, il animait des ateliers de musique pour les enfants et composait des comédies musicales assez farfelues et pleines de poésie.
Les enfants l'adoraient et il avait pu décrocher quelques contrats dans les écoles de la ville. Il jouait aussi de la guitare et du violon avec les grands, avec des adultes, je veux dire, mais là, c'est lui qui se comportait comme un enfant. A l'époque, les répétitions se prolongeaient par de longues agapes, bien arrosées et bien enfumées par toutes sortes de substances. Je crois que de ce côté-là, il était plutôt sobre et lorsque ses compagnons continuaient, tard dans la soirée, à descendre des bouteilles et à faire tourner des joints, il se blottissait dans un coin de canapé, remontait une couverture sur lui et s'endormait comme un bébé. C'était tout juste si, au moment de partir, on ne l'oubliait pas dans son coin.
Comme il avait décidément beaucoup de cordes à son arc, il était aussi clown à ses heures, un clown lunaire et éberlué, cela va sans dire. Et quand les écoles de la ville ont cessé de lui faire des contrats, sous prétexte qu'il n'y avait plus rien dans les caisses, il s'est mis à animer des ateliers de clown. Il organisait ses stages dans les plus petits villages de la région. A bord de sa 4L, il transportait tout un bric-à-brac de costumes, d'instruments et d'objets incongrus. Il restait malgré tout toujours de la place pour un ou deux stagiaires qui se souviennent encore avec émotion des frayeurs qu’il leur faisait sur la route. Rêveur et distrait comme il était, il avait du mal à tenir une ligne droite. Et si en plus il faisait nuit et qu'il pleuvait, sa myopie faisait de lui un vrai danger public !
Un soir de pluie, comme on en connaît ici pendant les fameux épisodes cévenols, il revenait d'un stage à St Maurice de Navacelles, accompagné de deux apprentis clowns. La nuit les avait rattrapés du côté de La Vaquerie, sur le Causse. Ils s'étaient engagés ensuite sur la route vertigineuse du Col du Vent, sous un rideau de pluie. Chaque virage avait été une épreuve gagnée de haute lutte. Arrivés enfin en bas, dans le petit village d'Arboras, Yves avait rendu les armes. Il renonçait à aller plus loin. Il était tard, tout était éteint. Le village semblait complètement mort. Les trois rescapés s'étaient alors dirigés vers l'église dont la porte, heureusement, céda facilement sous leurs coups.
Chacun prit son sac de couchage et alla se faire sa couchette dans ce qui lui semblait le meilleur endroit. Yves choisit le pied de l'harmonium, dont le bois lui paraissait prodiguer plus de chaleur que les vieilles pierres. Il arriva à s'y lover plus ou moins confortablement.
C'est là que le curé les trouva le lendemain matin et qu’il les réconforta avec un café chaud. Mais Yves avait été tellement traumatisé par la conduite sous le déluge, la veille, qu’il refusa de reprendre la route. Aucun argument ne put le convaincre. Il décida, hors de toute logique et de toute préméditation, de ne plus bouger de ce village qui lui avait offert un refuge et peut-être sauvé la vie.
Il y fit son trou. Vingt ans après, il y est toujours. Il y est même devenu une petite célébrité locale. En effet, chaque week-end ou presque, il y organise des concerts, dans l'église précisément. Il fait venir des musiciens de toutes les régions de France, d'Europe et même d'Afrique ou d'Inde. Il est aussi chef de chœur de plusieurs chorales des environs. Je ne sais pas s'il continue à faire le clown. Mais il a toujours ses mêmes lunettes rondes et fines et ses yeux doux de myope et pour moi, il n'a pas changé.
Roselyne Crohin, 20 novembre 2018. Illustration: Pierrot musicien , 1943–1943, par Gino Severini (1883–1966)
Piste inspirée d'un extrait de Les parapluies d’Erik Satie, par Stéphanie KALFON, éd. Joelle Loesfeld/Gallimard 2017