Piste d'écriture: des personnages se regardent, et ainsi nous les découvrons. Ce texte a également été inspiré du beau film de Céline Sciamma, « Portrait de la Jeune Fille en Feu »
Justine
La première fois que je la vis, elle était de dos face à la fenêtre, butée dans son attitude, les pieds fermés à toute approche ou fuite, les pointes de ses coudes piquants malgré la noirceur du chandail qui les couvraient, la tête vissée imposait à son cou une raideur de protection comme si elle s'apprêtait à repousser une attaque. Son grand corps élancé mais ferme était une barrière vivante. Tandis que sa mère, dans ce salon dépouillé et austère me la présentait, elle ne se retourna pas. « Héloïse, voici ta nouvelle dame de compagnie, Justine. »
Timidement j'allai rejoindre ce dos hostile pour me présenter, mais ma voix ne retentit pas, ni mes pieds vissés au sol ne purent se détacher. Un silence gêné nous enveloppa une longue minute. La mère d’Héloïse m'invita alors à la suivre pour m'installer dans la chambre qui m'était dévolue à l'étage supérieur. Tout en trottinant à sa suite, je soufflai et me débarassai des grains de sable, collés à mes paumes humides, contre ma robe, laissant là cette silhouette à elle-même.
Lorsque nous arrivâmes dans ma chambre, Mme de Guermande réitéra sa demande.
« Vous devrez faire le portrait de ma fille, sans qu'elle ne s'en aperçoive, l'avenir dépendra de sa réussite car il sera envoyé à son prétendant et, s'il le charme, il l'épousera. Je serai enfin rassurée sur son sort et libre de sa charge. Vous comprendrez que l'apprivoiser sera votre mission. »
« Bien Mme je ferai de mon mieux. »
« Je vous donne un mois pour y parvenir. »
Héloïse
« Que veut encore ma mère avec cette nouvelle gouvernante, me plier à ses désirs et par quel stratagème?
Nous allons bien voir combien de temps elle va tenir, celle-là!».
J'examinai Justine du coin de l’œil tandis qu'elle quittait la pièce.
Mouh!! Elle a les chevilles fines, des épaules tombantes, un joli port de tête, mais elle semble fragile et peureuse! Une tempête et elle s'enfuit!
Tout en étirant mes lèvres plissées, joues coincées contre les mâchoires, j'entrepris mon travail de sape. J'agitai nerveusement la sonnette qui me reliait à elle.
Justine
A peine m'étais-je retrouvée seule à déballer mes malles, qu'une sonnette brutale retentit le long du 2ème étage. Lâchant là mes occupations, j'entrepris de descendre l'escalier de pierre large et froid qui descendait au 1er.
Sa voix m'accueillit, sombre et déterminée, m'intimant de la rejoindre dans le hall. Je la vis soudainement couverte d'une longue cape et sans m'attendre, elle dévala les marches du perron.
Je dus courir à sa suite pour la rattraper. Elle s'ingéniait à maintenir de la distance entre nous, si bien que je n'avais toujours pas pu voir son visage, sa tête camouflée sous son capuchon enserrant sa crinière blonde qui débordait de mèches affolées par la vitesse.
Dès franchie la lisière du parc, un paysage magnifique et sauvage s'offrit à moi, de sable et de rochers, une plage à perte de vue roulée par un vent continu.
Héloïse
« Elle va vite prendre froid », pensais-je. Je n'avais pas daigné la prévenir de s'habiller pour sortir. Je n'en avais point honte, toute à ma colère.
« Je n'avais rien demandé, moi! Mes parents m'arrachent à mon île, ils m'envoient au couvent à 14 ans pour parfaire mon éducation car ils me trouvent trop sauvage. A la mort de père j'ai 18 ans et ma mère décide soudain de m'en extirper pour..... me marier! Je refuse de fréquenter ces bals où l'on devient la proie des prétendants et, pire, l'objet de contrôle de toutes les grosses matrones de la bonne société. Et maintenant elle m'affuble d'une geôlière souffreteuse pour garder ma virginité?» grognais-je en mon for intérieur.
Justine
Attentive à ce phénomène qui n'avait pas daigné m'avertir de prendre une capeline, je serrai les dents et décidai d'ignorer le vent cinglant, piquée à vif et vexée de ce manque d'attention envers ma personne, habituée à de la considération et du respect dans l'atelier familial. Mon père était un grand Peintre reconnu par ses pairs; et moi-même m'étais distinguée après la réussite de mon diplôme de l'Académie de Peinture. J'avais déjà un carnet de commandes bien rempli.
Or là j'avais accepté ce défi de n'être qu'une seconde auprès d'une demoiselle réfractaire. L'appât d'un séjour dans cette île sauvage m'avait convaincue. J'étais fébrile et enthousiaste.... mais les hostilités affichées gâchaient mon arrivée. Cette Héloïse, belle et revêche, m'ignorait totalement, ne se servant de moi que pour avoir l'autorisation d'aller gambader en ma compagnie. Une sorte de mépris se dégageait de cette cape fière.
Me prenait-elle pour son souffre douleur ?« Je ne me laisserai pas faire! » décrétai-je.
Mais Héloïse hâtait le pas, ses jupons volants au-dessus des obstacles. Elle s'amusait à me mettre en difficulté sur cette grève rocheuse qu'elle parcourait depuis l'enfance. Je n'avais guère le loisir d'admirer ses côtes découpées perçant les brumes....Je relevai mes jupes à mon tour et courageusement, suivis ses traces. Elle exerçait sur moi une jouissance perfide, liée au dépit de ne pouvoir maîtriser son destin sans doute. Cette île était sa chair et elle ne voulait surtout pas s'en séparer. Je compris cela dès ce 1er jour, à l'acharnement et la violence qu'elle mettait à me repousser.
….Elle s'assit enfin sur un rocher large et plat, me maintenant à l'arrière par une main qui balayait l'espace.
Allais-je la détester? Supporterais-je d'être maltraitée pour arriver à mes fins?
Déjà là depuis 3 jours, j'avais vu son comportement envers moi fluctuer, et naître un intérêt qu'elle refusait de s'avouer, à l'aune de quelques respirations prolongées ou impatientes à mon égard. Elle aimait se sentir épiée, m'avoir à sa merci, percevais-je et, de mon côté, je m'enferrais dans une neutralité apparente, tout en me rapprochant. Je réussis à contempler ses traits plus tranquillement, de trois-quarts puis de profil et enfin, face à face par effraction. Ses yeux gris-blanc de loup aux abois aussitôt se détournèrent.
J'avais envie de l'interpeler, la soumettre à mon regard, tout en maintenant cette absence de lien, jouer l'indifférence à tout sentiment.
Malgré toutes nos réticences affichées, un fil se tissait entre nous.
Héloïse
« Ah ah, elle me résiste! » Cette petite guerre me plaisait. Que cache t-elle, qui est-elle?
J'étaisintriguée etcommençais à douter de son rôle de gouvernante.
Justine
« De retour de nos escapades, souvent couvertes d'humidité, des odeurs d'océan houleux, d'algues étendues ça et là où nos pieds nus s'étaient frottés, toujours dans le silence des mots, chacune aspirant à avaler goulûment cet espace offert à nos deux seules présences, nous rapprochait insidieusement » notais-je dans mon carnet de croquis.
La mère, enfermée dans ses appartements, suivait par la fenêtre le rituel de ces aller-retour.
Dès le pas de porte passé, Héloïse disparaissait et je rejoignais ma chambre, m'attelant à dessiner hâtivement sa silhouette noyée dans les odeurs de marée. Les esquisses s'accumulaient. La nuit, à la lueur des bougeoirs, j'attaquais l'expression revêche de mon modèle fantasmé.
En fin de semaine, Mme de Guermande vint examiner le tableau : le portrait volé bruissait, son visage fermé par une moue froide... « Oui, mais c'est encore trop âpre! Faites-la donc sourire! »
J'affublai le modèle d'une tenue flatteuse, ce serait la magnifique robe de soie verte, choisie parmi celles que m'avait apportées la servante.
Je l'enfilai et, face au miroir, trouvai la position la plus charmeuse. Mon regard s'arrêta sur mon image. Aller de moi à elle, l'inconnue, me donna le frisson.
Lors de nos sorties, Héloïse m'entraînait de plus en plus loin, se plaisant à me défier: « cette frêle citadine » devait-elle penser. Jusqu'à me faire grimper sur la falaise maudite, vêtues de nos lourdes robes de jeunes filles de la bonne société. Celle-là même d'où sa soeur aînée s'était jetée dans le vide durant son adolescence, appris-je plus tard par la servante.
Héloïse toujours devant, risquait un coup d’œil rapide vers moi tout en avançant sur la crête.
Jusqu'à ce faux pas qui eût pu être fatal.
Un croc en jambe dû à une pointe de rocher qu'elle n'avait pas vu et elle se retrouva, face contre terre, non loin du précipice! Elle voulut se relever mais plus de prise et seul un hurlement sortit d'elle! Rouge de honte ou de rage mêlées, elle me criait: « Justine, venez vite je me suis tordu la cheville! » Je jubilais de la trouver enfin à terre! J'avançai précautionneusement jusqu'à me pencher au dessus d'elle et l'aggripai pour la projeter en arrière de la falaise. Mais le poids de son corps m'entraîna sur le rebord et à mon tour me retrouvai enchevêtrée à ses jupons déchirés.
Un rire soudain ponctua la confusion de notre lamentable situation.
Emue de cette proximité, je restai rivée à ce visage, et je ne pus m'en détacher!!
Elle accrocha sa main dans la mienne: « aidez-moi à me relever!! »
Elle daignait enfin me prier... J'étais conquise et rougis de fierté, le plaisir de n'avoir pas cédé auparavant! Ensuite c'est moi qui me sentis fragile devant cette beauté récalcitrante que j'aurais bien aimé gifler maintes fois et secouer. Je me mis hors de danger et la fis rouler vers moi. Assises côte à côte, tandis qu'elle inspectait sa cheville, le coeur battant, conscientes d'avoir évité le pire, je me relâchai enfin. Durant cette pause j'en profitai pour imprimer son cou bien planté, ses joues rondes, son ovale du visage, ses pommettes douces, son nez aquilin impérieux et son menton... non je ne l'avais pas encore bien net ! A la nuit tombante nous atteignimes la maison claudiquantes. La servante et sa mère se précipitèrent pour l'aider à s'installer dans sa chambre. Je dinai le soir à la cuisine. Dans mon atelier, bien qu'épuisée par toutes ces émotions, je luttai pour capturer ses traits volés.
Durant 2 jours je ne la vis point. La servante me rassura sur son sort.
J'en profitai pour remanier le tableau, déjà elle me manquait.
Le matin suivant, elle frappa à ma porte. J'étais si concentrée que je ne l'entendis pas entrer! Je sentis sa présence et me retournai affolée. « Trop tard pour cacher le tableau, faut que j'assume ! » me dis-je.
Elle resta là, médusée... oui c'est elle maintenant qui se sentait flouée! Elle éclata: « ah tu me voles mon portrait! Et de dame de compagnie, il n'en est rien! C'est là votre pari à toi et à ma mère, je me doutais que cette sollicitude n'était pas naturelle »
Furieuse, elle voulut renverser le tableau du châssis mais je l'arrachai prestement et la plaquai incidemment contre moi pour la bloquer.
Elle s'écarta violemment tout en pestant: « Ça ne se passera comme ça, je vous chasse ! »
Boîtante elle s'éloigna, je l'entendis appeler sa mère, furieuse...
Le soir j'évitais la salle à manger, et pris mes repas à la cuisine avec la servante. Je ne la croisai pas durant plusieurs jours. Je sortais seule explorer l'île.
4 jours avaient passé sans que je ne revoie Héloïse.
Le matin suivant, je fus convoquée dans les appartements de Mme. Elle ne fit pas mention des événements. Elle m'informa qu'elle devait partir l'après-midi même et me demanda de l'accompagner à l'embarcadère. « Vous avez une bonne influence sur elle, croyez-moi, et je vous la confie volontiers durant mon voyage, sans doute une semaine ».
Héloïse
Profitant de l'absence de Justine dans sa chambre, j'y entrai et me mis à parcourir le cahier d'esquisses. Une fierté soudaine m'envahissait. Alors que je voulais détruire ses dessins, je fus prise d'admiration : Que c'est beau, alors que j'avais tout fait pour me cacher d'elle, c'est elle qui me possède peu à peu. Là une cheville, une main, un genou, mes cheveux. Je me sens belle et désirable.
Je mis la robe qui traînait sur un fauteuil et m'appliquai à reproduire la pose du tableau.
Justine
Quand je revins me réfugier dans ma chambre, je restai interdite !
« Justine! Dépêchez-vous! Je vous attends! » dit Héloïse en retournant la situation en sa faveur car il fallait qu'elle gagne toujours, je l'avais compris.
Je me couvris de mon grand tablier maculé, réunis ma panoplie de pinceaux, étalai les couleurs élues et pus enfin me concentrer sur son visage.
Héloïse, métamorphosée, souriait! Dans une nouvelle fièvre, je tentais de capter les traits de mon modèle . Des heures durant, chacune dans ses pensées, nous vogames dans un bien-être inattendu.
Les éclairs fusaient dans le ciel soudain noirci. La fenêtre battit, tandis que la pluie s'infiltrait dans la pièce. Toutes deux nous sommes précipitées pour la fermer et nous sommes heurtées en la repoussant. Un grand éclat de rire nous ramena sur le bord du lit où nous nous renversâmes.
Héloïse prit ma main. On ne sait pas qui apprivoisait l'autre. Nos corps se cherchaient et l'emprise des sens nourrit ces heures d'une plénitude inconnue.
Héloïse
Le tableau prit la couleur de nos cœurs. Il se transformait continuellement et n'avait pas de fin.
Ma mère fut annoncée. Le mois venait de s'écouler. Justine, affolée, voulait déchirer le tableau. Je le cachai dans mon dos. « Je veux le voir tout de suite » tonna ma mère en m'écartant.
Elle resta sans mot à le contempler, tout en reculant pour en analyser tous les angles, et se déclara satisfaite. « Vous avez fait du bon travail! ».
Je quittai bruyemment la pièce.
« Où vas-tu ma chérie? »
Justine voulut me suivre « Non, attendez! » dit ma mère, lui barrant le passage.
Une nouvelle fois j'escaladais la falaise, abrutie de chagrin.
Dès le lendemain le carrosse attendait Justine qui, ses cartons de dessin à la main, saluait ma mère depuis le marche-pied. Je la guettais de ma fenêtre. Elle leva les yeux. Un frisson de colère et de désespoir retenait nos larmes et le goût de crier. Seule l'immobilité nous scellait dans une dernière étreinte.
Le paysage s'effaçait à mesure qu'elle me quittait .
Justine
Je repris pied dans mon atelier, répondis à de nouvelles commandes. Le portrait fantasmé d'Héloïse devint une essence, un songe, que je remaniais encore dans mes nuits solitaires.
Ne l'ayant point revue depuis mon départ et, sans nouvelles d'elle, je craignais qu'elle n'ait sauté de la falaise plutôt que de se marier.
Toujours présente en moi.
Héloïse
Quelques années s'étaient écoulées quand nous reçumes l'invitation à un vernissage de peinture de Justine X dans la plus grande galerie en vogue. Je n'avais pas réalisé jusqu'à la date prévue. A l'heure de rejoindre le centre de la cité, je retournai machinalement le papier de présentation entre mes doigts, absente et troublée sans savoir pourquoi. Mon mari me lança: « êtes-vous prête? ». Comme je ne réagissai pas, il s'approcha et sa main gantée fleura mon épaule : « Vous êtes si pâle, allez-vous bien ma chère? Voulez-vous renoncer à cette sortie mondaine?
Je sais que vous ne les aimez guère! »
« Non, tout va bien » répondit-il en se reprenant.
L'autre portrait qu'elle avait fait de moi, « La jeune fille en Feu » trônait au fond de la salle, nous dominant par sa taille.
Je la vis au loin de profil, répondant aux sollicitations des acheteurs et marchands d'art, j'imagine. Elle avait coupé ses longs cheveux.
Je restai à l'écart frissonnante, une coupe de champagne à la main, seule, pour retrouver ses yeux pétillants qui me déshabillaient par leur intensité ou bien qui ne voyaient qu'à travers moi, si loin, lors de mes longues poses. Un enchantement.
Je revins vers le tableau, mon tableau et en une volte-face, je rejoignis mon mari et l'informai de mon départ. Je m'enfuis. Cet amour magique que j'avais au fond de moi, me foudroyait.
Le jour suivant je ne pus m'empêcher de retourner à la galerie, espérant confusément la rencontre, seule à seule.
Un copiste installait son matériel face au portrait grandiose. Je le lui cachais, il me demanda de m'écarter quand il fut frappé par ma ressemblance: « mettez-vous à côté, Mme? », « Mme de Blayac », « puis-je vous croquer, juste 5 minutes? » Après un temps de réflexion, je lui répondis: « je vous le concède » bercée par le souvenir d'une autre pose...
Justine
De retour à l'atelier, mon nouvel apprenti s'amusait à exposer la copie des lignes directrices de mon tableau, assortie d'une esquisse d'un visage étrangement proche, bien que plus mûr de l'original . Interloquée par le visage qui y était apposé, je l'interrogeai: « Qui est-ce? » d'une voix chancelante. « Mme de Blayac, elle admirait votre tableau et ressemblait tant au personnage que je me suis permis de dessiner ses traits. Elle semblait émue ».
« Je dois m'absenter! continuez le portrait de Mr de Renan, je vous prie » lui répondit-elle, d'une voix cristalline.
Je marchai vers le Parc aux oiseaux. Le lac, doucement brisé, réveillait mon amour bien vivant!
Je pressais mes paumes sur mes cuisses, mes joues rosissantes. La fièvre parcourait tout mon corps . Je m'affolai puis, cette injection impérieuse s'imposa à moi: « la revoir!» me fit courir dans les allées et rire..... à gorge déployée....
Portraits réalisés par Hélène Delmaire pour le film.
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