Passer d'un univers à l'autre (ici un passage temporel) conduit souvent dans un monde fantastique ou dystopique... que nous inspire malheureusement la situation actuelle de la pandémie sans fin.
Ce matin, 12 mars 2021, Antonin s'est levé de bonne heure pour la première fois depuis longtemps. Il a pris un petit-déjeuner copieux en compagnie des seules mésanges venant picorer dans la mangeoire qu'il avait accrochée cet hiver à une branche du cerisier. Tout en suivant le va-et-vient des oiseaux, il a remarqué dans l'arbre ses premières petites fleurs blanches. C'est vraiment le printemps, a-t-il pensé. Ses trois colocataires dormaient encore, mais il leur avait dit au revoir la veille au soir. Puis il a bouclé son gros sac à dos, celui qui le suit dans toutes ses pérégrinations, en tournée comme en voyage. Sur le dessus du sac, il a rajouté un bon duvet, emprunté à Colin, son coloc. Avant de sortir, il a griffonné un petit mot affectueux et il l'a laissé sur la table de la cuisine, à l'attention de ses trois potes.
De la rue des Colibris, dans le quartier des Aubes, jusqu'au Centre chorégraphique, boulevard Louis Blanc, il n'y a guère plus d'un kilomètre. Même si le tram est à deux pas de son domicile et du Centre, Antonin préfère y aller à pied, pour voir les jardins en fleurs et écouter le pépiement des oiseaux.
Tout s'était décidé en très peu de temps, pour lui comme pour tous les danseurs du Centre chorégraphique de Montpellier. L'Odéon était occupé depuis le 4 mars et il était évident pour tous qu'il fallait soutenir le mouvement en faveur de la réouverture des lieux culturels. Ils en parlaient depuis le lundi 8 mars et la décision d'occuper s'est répandue comme une traînée de poudre. Quelques messages sur des groupes WhatsApp, deux ou trois réunions par Zoom, des échanges informels dans les couloirs de l'Agora et voilà, ils vont se retrouver à 25 ou 30 à prendre possession des locaux pour une durée indéterminée. Toute la semaine, ils ont confectionné des banderoles. « Ouverture essentielle », en grosses capitales rouges, a été accroché dès mardi au faîte de la double volée d'escaliers, côté boulevard. Un autre calicot, en lettres blanches sur fond noir, indique : « Lieu culturel occupé ». Et son préféré, accroché sur les grilles, interpelle avec ironie : « Il n'est pas un peu long cet entracte ? ». C'est sa première occupation, son premier acte de désobéissance civile.
Lorsqu'il arrive, l'Agora est déjà une ruche bourdonnante. Des ateliers s'organisent un peu partout. Il faut se répartir selon ses affinités et ses compétences. Antonin choisit l'atelier de communication avec la presse. Avant de démarrer le travail, il va poser son sac dans le studio transformé en dortoir. Évidemment on n'a pas prévu de lits. Il faudra se contenter de tapis de danse. Ce sera l'ambiance pensionnat qu'il n'a pas connue, mais les conditions d'hébergement en tournée sont parfois tout aussi rudimentaires !
Mars 2022. Une année entière est passée. Les lieux culturels n'ont toujours pas rouvert et Antonin dort toujours dans le studio Merce Cuningham, sous les toits. Les pigeons viennent roucouler à sa fenêtre, mais les mésanges qui n'ont rien à picorer par ici ne s'y montrent pas. Avec une poignée de danseurs (ils ne sont plus que dix irréductibles) ils ont décidé de tenir jusqu'à l'élection présidentielle en mai. La campagne électorale bat son plein et il ne faut rien lâcher !
Tous les vendredis soirs, ils font une performance sur le boulevard, à la station de tram. Le public leur apporte des paniers de provisions plus que suffisants pour tenir toute une semaine. Pour occuper leurs longues journées d'auto-captivité ils ont aussi fait de la culture en bacs, disposés sur tout le pourtour du cloître. Les récoltes ont été honorables, surtout pour les tomates, avec plusieurs kilos par semaine.
Et bien sûr, ils continuent à danser, danser encore, danser toujours. Ils travaillent entre eux, mais aussi par Zoom avec des intervenants à New-York, Hambourg ou Rio. Ils passent de temps en temps des auditions en visio, pour se tester. Leur statut d'occupeurs de lieu culturel leur vaut une certaine aura aux yeux des chorégraphes reconnus. Mais ils ne vont pas partir. Ils tiendront jusqu'au bout, car toute la communauté artistique de la ville compte sur eux.
Antonin a fêté ses 20 ans l'été dernier à l'Agora. Une fête inoubliable avec plus de 100 participants ! Mais c'est dans ses cauchemars les plus sombres qu'il y fête ses 21 ans, puis ses 22 ans, puis...