Piste d'écriture: les odeurs, leur puissance d'évocation
Une odeur de poussière, d’humidité et de moisissure nous a saisis à la gorge sitôt le seuil franchi. Les faisceaux des lampes semblaient déchirer des voiles argentés constitués de poussière et de toiles d’araignées. Nous avons fait quelques pas qui ont résonné sinistrement dans la maison vide, puis Fabrice a repoussé la porte qui, en se fermant, a produit un bruit sourd et inquiétant qui a fait vibrer chacun de mes os.
Nous étions dans un hall à la tapisserie vieillotte dans les tons beiges. A gauche, deux portes s’ouvraient sur des ténèbres que la lumière des lampes de poche ne parvenait pas à atteindre. A droite, une double porte vitrée donnait sur ce que je supposais être un salon, puis un peu plus loin un petit couloir très court donnait sur une autre porte, fermée celle-ci.
En face de la porte d’entrée enfin se trouvait la cage d’escalier, aux murs recouverts jusqu’à hauteur de taille de panneaux de bois usés puis, au-dessus, de la même tapisserie fanée que le hall. Le début de la rampe ouvragée était orné d’une énorme boule en métal facetté qui, jadis, avait dû miroiter de mille reflets. Cette décoration semblait un peu grotesque, mais sans sa gangue de poussière, j’étais sûre qu’elle m’aurait beaucoup impressionnée.
Lucas s’est tourné vers la double porte à notre droite et nous l’avons suivi.
Le salon n’était pas très vaste, le sol recouvert d’un plancher passablement usé, les murs d’une tapisserie rose pâle tachée d’humidité par endroits. Deux fauteuils en cuir étaient installés près de la fenêtre qui donnait sur le devant de la maison, un canapé épuisé était adossé au mur d’en face et un piano à queue, recouvert d’une épaisse couche de poussière, occupait presque tout le reste de l’espace.
Les trois mousquetaires discutaient entre eux de choses que je ne comprenais pas vraiment, des histoires de vibrations, de résurgence, mais cela ne me dérangeait pas. Entre peur et fascination, je me sentais envahie d’images, de souvenirs qui ne m’appartenais pas. J’étais assise au piano, je jouais une sonate sans partition. La tapisserie était rose et fraîche, le soleil entrait à flots par la fenêtre ouverte. Mon père, assis sur l’un des fauteuils, fumait la pipe en lisant le journal, me jetant de temps à autre des regards pleins d’amour. Mais non ; tout n’allait pas aussi bien. J’avais envie de mourir. Je ne jouais pas une sonate, mais ce nocturne de Chopin qui est si triste et qui me met toujours des larmes dans les yeux quand je l’entends. Oui, je jouais ce morceau et je pensais à la mort, je la désirais, je l’appelais… Pourquoi ? Avec un père aussi gentil, attentionné, pourquoi voulais-je quitter ce monde, cette belle maison, ce village où nous étions si populaires ? J’ai regardé mon père, sa moustache à la Brassens, sa chemise à carreaux complètement dépassée, les volutes de fumée parfumées s’échappant de sa vieille pipe… Je pouvais presque sentir l’odeur du tabac, douceâtre, herbacée, à la fois suave et sauvage. C’était peut-être lui, mon problème. Lui et sa grande générosité pour tous les autres, lui qui me gardait comme un trésor et m’empêchait de vivre…
Tout à coup, un son terrifiant a déchiré ma rêverie, me donnant l’impression que l’on m’arrachait violemment d’un cocon chaud pour me projeter dans un univers glacé et humide. Ce son, c’était une note, jouée sur un piano sans doute possible, mais une note déformée, distordue, tremblante et angoissante. Bientôt, elle a été suivie d’une autre, puis d’une autre encore. L’instant d’avant, j’aurais pu jurer que j’entendais le nocturne de Chopin, doux et mélancolique, et soudain quelqu’un l’avait saisi, froissé, décomposé et réduit à ces quelques sons informes et torturés. Hébétée, j’avais du mal à comprendre pourquoi l’air chargé de soleil de mon songe s’était changé en une atmosphère froide et immobile, pourquoi le parfum si familier du tabac à pipe était devenu cette odeur étouffante de poussière et de moisi.
Je n’ai vraiment réalisé que ce n’était pas un fantôme qui s’était installé au piano que lorsque j’ai finalement osé tourner les yeux vers l’instrument et que j’ai vu Lucas, l’air très content de lui, appuyer au hasard sur le clavier jauni, grimaçant en entendant à quel point le piano était désaccordé. Je ne peux toujours pas expliquer pourquoi, mais cette vision m’a mise en colère. J’avais l’impression qu’il piétinait quelque chose de sacré en s’amusant de la sorte. Sans rien dire, j’ai saisi l’une des lampes électriques abandonnée sur la table basse poussiéreuse et je suis sortie de la pièce. Je m’attendais à ce qu’Aline me rattrape et me fasse un sermon sur le danger de s’aventurer seule dans cette maison abandonnée, mais elle devait être trop occupée à discuter avec ses amis car personne n’est sorti après moi.
J’ai rapidement balayé du faisceau de ma lampe les deux pièces qui faisaient face au salon. L’une était une cuisine envahie par la poussière et les toiles d’araignée, équipé du plus vieux réfrigérateur que j’aie jamais vu et d’une antique cuisinière qui ne semblait fonctionner ni au gaz, ni à l’électricité. L’autre était une salle à manger meublée d’une grande table en bois massif recouverte d’une toile cirée à fleurs, entourée de chaises rustiques. Il y avait aussi un immense vaisselier contre l’un des murs et, si j’avais eu le temps, j’aurais adoré fouiner à l’intérieur pour découvrir la vieille vaisselle en porcelaine que j’étais sûre qu’il abritait. Mais j’avais autre chose en tête et peu de temps avant que les autres ne me rejoignent et ne se remettent à me dicter ce que je devais faire. Je sentais instinctivement où je devais me rendre, sans bien savoir pourquoi j’étais si convaincue de devoir le faire.
Je me suis donc tournée vers le grand escalier et j’ai commencé à le gravir. Je n’étais pas très inquiète, il était construit en dur et non en bois et je ne craignais guère qu’une marche s’effondre sous mon poids. Arrivée sur le palier, j’ai pris une profonde inspiration et j’ai inspecté les lieux. Ici, il me semblait que l’odeur était un peu différente. Ce n’était peut-être que dans mon esprit mais il y avait à l’étage quelque chose de plus vivant. Peut-être était-ce lié au fait que le sol était entièrement recouvert de plancher et que l’odeur du bois semblait moins froide et figée que celle de la pierre. La poussière était toujours bien présente, odeur légèrement âcre qui piquait le nez, mais elle se mêlait à des notes plus douces, quelque chose qui m’évoquait le vieux papier, le tissu et peut-être même un soupçon de savon, de propre, un peu incongru dans le décor.
En éclairant le palier, je me suis rapidement rendue compte que tout le milieu du plancher était imprégné d’humidité et de moisissure. J’étais peut-être assez téméraire pour monter seule dans la nuit à l’étage d’une maison oubliée mais il me restait assez de jugeotte pour comprendre que poser le pied un peu trop près de cette zone sinistrée du parquet était plus que déconseillé. Il fallait que j’arrive à déterminer où se trouvait la chambre que je cherchais sans avoir à traverser le palier.
Il y avait là quatre portes, toutes ouvertes, quatre bouches noires et béantes donnant sur l’inconnu. Ma lampe n’était pas assez puissante pour pénétrer les ténèbres des deux pièces qui se trouvaient en face de moi. A ma droite, je parvenais à distinguer la silhouette pâle et fantomatique d’un lavabo et d’un… le mot a mis un moment à me venir à l’esprit tant je l’avais entendu peu souvent… un bidet. Cette salle de bains disposait d’un bidet et je trouvais ça absolument fascinant. Je me suis tournée vers la dernière pièce, celle qui se trouvait à quelques mètres à ma gauche. La porte n’était pas entièrement repoussée contre le mur et le faisceau de ma lampe a accroché quelque chose de suspendu à l’extérieur : j’avais du mal à distinguer précisément de quoi il s’agissait, mais c’était en tissu et c’était rose. Il ne m’en fallait pas davantage.
Le dos collé au mur, j’ai marché en crabe jusqu’à la chambre de sorte de rester le plus à l’extrémité du plancher qu’il m’était possible. Celui-ci a protesté avec quelques grincements mais il ne m’a pas trahie et j’ai atteint la porte.
La chose rose que j’avais entraperçue était un nœud de tulle enserrant un petit bouquet de fleurs en papier. Je me suis vaguement demandée comment cette décoration avait pu résister à l’humidité ambiante, mais elle tenait bon, même si le rose et le violet des fleurs avait viré au gris sale. Un petit médaillon en céramique y était suspendu et un mot y avait été peint d’une main enfantine : Marie-Anne.
Une émotion puissante m’a étreinte quand j’ai lu ce prénom. Ce n’était plus juste une jeune pianiste qui aimait le rose, le soleil et l’odeur de la pipe de son père ; c’était Marie-Anne, en deux mots, une adolescente malheureuse qui avait laissé une décoration enfantine sur sa porte pour se faire croire que tout allait bien, ou du moins pour le faire croire aux autres.
Je ne pensais plus aux risques de chute à travers le plancher quand j’ai franchi la porte. Comme je m’y attendais, les murs de la chambre étaient tapissés de rose, un rose doux mais plus soutenu que celui du salon, du moins d’après ce que je pouvais en juger avec l’éclairage chiche de ma lampe et l’état pathétique du papier peint. Il y avait un petit lit recouvert d’une courtepointe à fleurs roses, des rideaux qui devaient être assortis avant d’avoir fané, un petit bureau sur lequel étaient resté quelques livres d’école, comme si leur propriétaire s’apprêtait à revenir d’un instant à l’autre pour faire ses devoirs, et une grande armoire en bois sombre. Puis le faisceau de ma lampe est tombé sur une chaise, renversée au milieu de la pièce, et mon cœur s’est mis à tambouriner si fort dans ma poitrine que j’en ai éprouvé une sourde douleur.
Sans l’avoir décidé, mes pieds m’ont conduite devant l’armoire et j’en ai ouvert les portes, qui elles aussi ont protesté en grinçant lugubrement. A l’intérieur, il y avait des vêtements suspendus à des cintres ; des robes, pour la plupart, dont certaines plus courtes et plus décolletées que ce que le papa de Marie-Anne, protecteur et jaloux, aurait probablement supporté de la voir porter. J’ai glissé mes doigts au milieu des étoffes et je me suis mise à les caresser doucement. Elles avaient conservé leur douceur, leur soyeux. J’ai saisi une jolie robe prune, que mes copines auraient probablement estimée très sage mais qui, à l’époque, ne devait pas l’être autant. Une odeur légère, douce, fleurie et sucrée s’est brusquement mêlée à celle de l’humidité et de la poussière à laquelle je commençais à être habituée. Incrédule, j’ai enfoui mon nez dans le tissu ; la robe sentait encore le parfum, un parfum de jeune fille, pétillant, romantique, délicat et coloré. Il faisait grand jour à présent dans la chambre rose de petite fille. Les couleurs étaient vives, le soleil étincelant. J’ai enfilé la robe prune, j’ai pris le flacon de parfum dans ma table de nuit, celui que j’ai acheté en douce il y a quelques semaines, quand mon père est parti quelques jours pour aider monsieur Pujol sur le chantier de sa nouvelle maison. Il n’aimait pas que je porte du parfum, mon père. Il disait que cela me faisait remarquer, que je n'avais pas besoin de ça, que c’était vulgaire. Moi, ce parfum, je l’adorais. Il me rendait belle, il me rendait forte. J’en ai vaporisé un peu partout, sur mon cou, dans mes cheveux. J’ai soigneusement rangé le flacon et je me suis dirigée vers la porte de ma chambre. Cette fois, je sortirais avec les autres au bal du village, quoi qu’il en dise.
J’ai ouvert la porte… et il était là, sur le palier, debout comme une statue, à croire qu’il m’avait attendue tout ce temps. Avant même qu’il ne parle, je savais comment ça allait finir. Son visage est devenu cramoisi, sa moustache à la Brassens s’est mise à tressauter… Puis il a hurlé. Je ne sais pas ce qu’il a dit, j’ai fermé les écoutilles. J’ai reçu deux gifles, ça, je l’ai bien senti, puis il m’a poussée dans ma chambre, a claqué la porte et j’ai entendu une clef tourner dans la serrure.
Je ne me suis même pas mise à pleurer, mon chagrin était trop énorme pour franchir ma gorge nouée. J’ai retiré la robe, je ne voulais pas que ce si beau vêtement, celui de tous mes espoirs, fasse partie du décor. Je l’ai soigneusement remise sur son cintre, encore toute parfumée. Puis j’ai arraché le drap de mon lit, j’ai pris la chaise de mon bureau, l’ai traînée sous la fenêtre ; je suis montée dessus, j’ai attaché le drap à la tringle des rideaux, je l’ai enroulé pour en faire une corde et l’ai fait passer autour de mon cou. Je n’ai pas hésité une seconde, je n’ai rien regretté ; j’ai donné un coup de pied dans la chaise et…
« Mais qu’est-ce que tu fous là ? Tu as vu l’état du plancher ? Tu aurais pu te tuer ! »
J’ai cligné des yeux. Il faisait nuit, il faisait humide, il faisait froid ; le parfum sucré s’était mué en une odeur désagréable de vieille maison oubliée. Aline était plantée devant moi, m’éblouissant avec sa lampe de poche braquée sur mon visage. Je suis restée un moment muette, le cœur battant la chamade. Puis j’ai doucement refermé les portes de l’armoire, qui m’ont fait la grâce de ne pas grincer. Je me suis tournée vers Aline et ses deux acolytes, plantés debout derrière elle. Fabrice brandissait sa caméra, comme s’il pouvait capter une image que personne d’autre ne voyait. Je savais, moi, qu’il ne filmerait que l’obscurité. Car le fantôme, je l’avais vu, je l’avais senti ; il était partout, dans chaque meuble, dans chaque objet de cette maison. Il l’imprégnerait pour toujours, il fallait juste savoir où le chercher.