Piste d'écriture: Un dialogue annonçant un début de confidence. Un court extrait de dialogue entre deux personnages, choisi dans « Isabelle, l’après-midi » de Douglas Kennedy devait servir de point de départ. J’ai gardé le thème, mais j’ai laissé vagabonder mon imagination…
Arnaud était venu passer le week-end chez sa grand-mère dans la petite ville de l’Aveyron où lui-même avait passé son enfance. Ses parents étaient maintenant installés au Portugal et il ne les voyait qu’une ou deux fois par an. Leur départ les avait rapprochés, lui et sa grand-mère, sans qu’il puisse pourtant lui confier les secrets qu’il avait sur le cœur.
Justement, il avait choisi ce court séjour pour se livrer à elle, mais à trois heures du départ de son train, il n’avait toujours pas commencé la moindre confidence. Ses affaires étaient prêtes, il avait descendu son sac de sa chambre mansardée, et ils étaient tous les deux assis devant la cheminée. C’était le début du printemps, mais ici, il faisait encore froid, il fallait bien ce feu pour réchauffer cette pièce austère qui lui rappelait ses souvenirs d’enfants. Il avait préparé une boisson chaude, et servi une tranche de cette fougasse si particulière. Sa grand-mère le regardait avec affection tout en caressant son chat, un chartreux aux yeux bleus. C’était le moment, il devait parler, pensa-t-il. Mais rien ne se passa comme il l’avait prévu.
Il appelait sa grand-mère par son prénom ou plutôt par le diminutif qu’il lui avait donné quand il était tout jeune garçon. Madeleine était devenue « Mado ». Elle venait d’avaler une gorgée de son thé quand il se décida enfin à parler.
- Tu sais Mado, je ne sais pas quand je pourrai revenir, sans doute pas tout de suite.
- Je sais, tu as tes études, sans doute ta petite fiancée, moi aussi j’ai eu vingt ans.
Arnaud se sentit rougir malgré lui, heureusement la pénombre de la pièce, seulement éclairée par la lueur du foyer, n’avait pas permis à sa grand-mère de s’en apercevoir, pensa-t-il
- Pourras-tu m’accompagner à la gare, ou préfères-tu que j’appelle un taxi ?
- Tu n’y penses pas, je n’ai aucun problème de conduite, en tout cas aujourd’hui !
- Je ne comprends pas.
- C’est une longue histoire, très ancienne maintenant, il faudra que je te la raconte un jour où nous aurons plus de temps.
Arnaud entrevit là l’opportunité de parler de sa propre histoire.
- Tu sais Mado, moi aussi j’ai quelque chose à te dire.
- …Après tout tu es majeur maintenant, on ne sait pas ce qui peut se passer, je vais essayer de le faire aussi succinctement que possible.
- Mais faire quoi ?
- Te raconter cette histoire ancienne.
- Et la mienne ?
- Toi tu es jeune, et si ce n’est à moi, tu trouveras toujours quelqu’un à qui la raconter.
- Mais…
- …C’était pendant la guerre d’Algérie, ton grand-père avait été envoyé là-bas et je l’avais suivi. Nous vivions dans une ferme tenue par des collons, avec d’autres militaires du même casernement.
La vieille dame s’arrêta pour reprendre son souffle et aussi sans doute pour remettre, dans un ordre cohérent, les évènements qu’elle souhaitait évoquer.
- Harold était souvent absent, et j’étais souvent livrée à moi-même. Il était beaucoup plus âgé que moi et je me sentais perdue pendant les soirées que nous passions avec ses collègues officiers. Il y avait aussi dans cette ferme des logements pour les ouvriers agricoles, pour la plupart des gens du pays, des arabes mais aussi des kabyles. Il y avait parmi eux un jeune homme d’une vingtaine d’années, beau comme un dieu. Il me tournait autour, mais je n’y prêtais aucune attention.
La femme s’arrêta, scruta le visage de son petit fils pour voir si elle pouvait continuer ou au contraire devait s’arrêter. Elle ne perçut rien qui semblât inquiéter le jeune homme, alors elle continua.
- Un soir, alors que les militaires étaient en mission, la ferme a été menacée par une attaque de la guérilla. Nous aurions dû, tous, être massacrés. L’intervention de la propriétaire nous sauva. C’était une sacrée bonne femme, elle était sortie devant la porte de la ferme pour faire face à nos assaillants. Elle les a bien regardés, et les reconnaissant, elle les a appelés par leur prénom. Dans ce patelin éloigné des villes, elle faisait office de « sage-femme ». Aussi elle les avait presque tous mis au monde.
Devant le sang-froid de cette dame, les agresseurs repartirent comme ils étaient venus. Le plus drôle c’est que cette femme s’appelait madame Ala, un nom d’origine espagnol qui n’avait rien à voir avec le Dieu du prophète, enfin, je crois.
- Mais, mamie…
Ça lui avait échappé, il n’appelait jamais sa grand-mère comme ça.
- Attends, je n’ai pas fini. Moi, j’étais terrorisée. Recroquevillée devant ma porte, je pleurais. Amid, le jeune Kabyle, s’en est aperçu, il est venu me rejoindre, et avec beaucoup de tendresse, il m’a consolée. Puis prise dans ses bras. Nous sommes restés ainsi un très long moment. Alors il m’a embrassé. Tu devines la suite...
Finalement, Madame Ala réussit à contacter les militaires et dès le lendemain, Harold était là.
- Mado, continue, s’il te plait
- Quand je me suis aperçue, des semaines plus tard, que j’attendais un bébé, je fus prise de panique. Mais étrange coïncidence, Amid était blond aux yeux bleus comme ton grand-père. Le garçon avait quitté la ferme après cet évènement, Je ne l’ai jamais revu. J’ai su bien des mois plus tard qu’il était un actif partisan de la rébellion algérienne. Mais ça n’empêche pas les sentiments… Quand ton père est né, personne n’a soupçonné qu’Harold puisse ne pas être son papa, mais moi, j’en étais sûre, mon fils était un petit kabyle. Je n’ai jamais raconté cette histoire, et surtout pas à ton père, qui est toujours à rouscailler après les arabes. Mais à toi, il me semblait que je pouvais te le confier.
La vieille dame s’arrêta, regarda son petit-fils et perçut des larmes dans ses yeux, de colère, de tristesse ou de quoi d’autre ? se demanda-t-elle.
Arnaud se leva, se dirigea vers sa « Mado », se mit à genoux devant elle, et lui serra les mains, bien fort. C’étaient bien des larmes qui coulaient, mais elle n’y vit que de la tendresse. Elle lui tendit une photo qu’elle venait de sortir de son chemisier en lui disant : « Voilà ton grand-père ». Il la regarda dans les yeux puis lui embrassa les mains.
- Mado, C’est une grande faveur que tu m’aies fait, ainsi, confiance.
- Tu as l’âge qu’il avait quand c’est arrivé, et tu lui ressembles tant ,mon chéri !
- Oh Mado, je t’aime tellement, c’est vraiment un cadeau que tu m’as fait, je crois…
Puis, après un court instant de silence, il reprit :
- Moi aussi j’ai un secret à te confier
- Mon enfant, tu as vu l’heure ? Il faut qu’on se dépêche, sinon tu vas rater ton train !
Arnaud ne raconta jamais son secret à sa grand-mère, elle fit une crise cardiaque avant qu’il ne revienne la voir.
Quelques mois, plus tard, en vidant la maison de Mado, ses parents avaient trouvé une enveloppe cachetée sur laquelle était écrit « Pour Arnaud, mon petit fils ».
Le garçon attendit d’être seul chez lui dans son appartement de Toulouse pour l’ouvrir. Assis dans le fauteuil de sa grand-mère qu’il avait gardé, aussitôt rejoint par Sabiun, le chat qu’il avait adopté au décès de Mado, il commença à lire.
Mon cher enfant,
Si tu lis cette lettre c’est que je ne serais plus là. Après ton dernier séjour avec moi, j’ai passablement regretté de m’être, ainsi, confiée à toi. J’espère que ces confidences ne t’auront pas trop traumatisé. Saches qu’après cet événement dans la ferme, mes relations avec Arnold se sont nettement améliorées. Il était profondément amoureux de moi, et moi j’avais beaucoup de tendresse pour lui. Il s’est occupé de ton père avec tant d’affection ! Je n’ai jamais osé lui avouer ce qui s’était passé. Et j’avais fini par presque oublier cette histoire.
Quelques jours avant sa mort, alors que j’étais à son chevet, il m’a pris la main et en me regardant dans les yeux avec un sourire amusé, il m’a dit : « Tu ne trouves pas qu’Arnaud ressemble à Amid ? » Je le regardai, ne sachant que faire. Il a fermé les yeux et en me serrant fort la main qu’il tenait, il ajouta : « J’aime beaucoup cet enfant. »
…
Ton petit secret, je le connais depuis longtemps, il suffisait de t’observer quand tu es arrivé pour les vacances, tu devais avoir sept ans. Tu es sorti, et tu as vu le jardinier qu’Harold faisait travailler. Tu ne te lassais pas de le regarder torse nu dans sa salopette de travail…
Des larmes coulaient sur les joues du jeune homme. Il repensa à ce dernier week-end avec sa grand-mère. Il relut plusieurs fois la lettre. Puis enfin calmé, il repoussa Sabiun, se leva et alors seulement il sourit, car Mado se trompait, le secret qu’il avait voulu lui confier n’était pas celui qu’elle avait imaginé.