Piste d'écriture : Mettre en scène une dispute et comprendre ce qu'il y a derrière les motifs apparents de la discorde (à partir d'un extrait de « Le créateur de poupées » de Nina Allan).
Nous étions huit autour de la table. Le repas touchait à sa fin. Les discussions sur toutes sortes de sujets avaient été vives. L'ambiance était un peu électrique. Deux de mes amies, particulièrement, se plaisaient à se contredire.
– Non, ce n'est pas cet acteur qui joue dans ce film de Polanski, lança Brigitte.
– Mais si je t'assure, je suis formelle, répondit Catherine.
A cette époque, on n'avait pas encore Internet sur son portable pour vérifier la moindre information et si quelqu'un affirmait quelque chose de façon péremptoire, soit on s'inclinait, soit on s'affrontait et ce soir-là, la tendance était plutôt à l'affrontement.
Les alcools et le vin avaient sans doute un peu échauffé les esprits. Autour de la table, personne n'avait eu envie de jouer l'élément modérateur. Brigitte, quelque peu contrariée se leva brusquement de table et, entraînant la nappe avec elle, renversa le verre qu'on venait de lui remplir.
– Fais attention lui fit remarquer Catherine. Regarde un peu les dégâts que tu as faits, ajouta-t-elle, mi moqueuse, mi sérieuse.
Tous se précipitèrent pour essayer de réparer, avec plus ou moins d'efficacité, les dits dégâts. Tous, sauf Brigitte et Catherine qui se toisaient d'un regard noir.
– Il y avait une petite bosse sous mon verre, commenta Brigitte. Il n'était pas stable, c'est pour ça qu'il s'est renversé.
– Oui, c'est vrai, j'avais remarqué ce bourrelet sous la nappe, précisa Jean qui était son voisin de table.
– C'est à cause de la rallonge, expliqua Marie, la maîtresse de maison. Bon, c'est classique qu'il y ait une petite différence de niveau, mais en général, on n'a pas de verre renversé !
– Eh bien voilà, ce n'est pas de ta faute, Brigitte, rétorqua Catherine. C'est parce que les deux pans de la table ne sont pas jointifs.
– Ah, ah, pas jointifs, s’esclaffa Brigitte. Ça ne se dit pas « jointifs ». On dit « joints » ou « jointoyés ».
Vexée d'être encore prise en défaut par Brigitte qui décidément poussait le bouchon un peu loin ce soir, Catherine se dirigea vers la bibliothèque où elle avait aperçu le dictionnaire étymologique en trois volumes d'Alain Rey.
Pendant ce temps, la tâche de vin avait été épongée et auréolée d'une bonne dose de sel et les convives avaient quitté la table pour aller s'asseoir autour de la cheminée. Les discussions par deux ou par trois commençaient à reprendre leur cours quand Catherine, triomphalement, lut la définition de « jointif » à voix haute. Mais personne n'avait vraiment envie de l'entendre.
– Laisse tomber, on s'en fiche, dit sèchement Alain, son compagnon.
Elle n'avait pas du tout envie de céder, mais devant le manque d'intérêt général, elle reposa le gros volume rouge et vint s'asseoir avec les autres. Brigitte, dans un coin opposé, faisait mine de s'intéresser à une revue qu'elle venait de trouver sur une table basse. On mit la musique pour apaiser les esprits et quelqu'un se mit à raconter des blagues. Et puis, on chanta. Tout le monde avait l'air de s'amuser à nouveau. Tous sauf Brigitte qui restait dans son coin, en ayant l'air de se passionner pour sa revue. Et sauf Catherine qui n'avait pas retrouvé le sourire qu'on lui connaissait habituellement.
La soirée prit fin dans la bonne humeur et tout le monde s'embrassa. Même Brigitte et Catherine.
Une semaine ou deux plus tard, je rencontrai Brigitte au marché des Arceaux et on se mit à papoter quand, tout à coup, j'aperçus Catherine. Je lui fis signe, mais à ma grande surprise, elle tourna la tête et s'éloigna.
– Tu as vu, elle fait exprès de ne pas nous voir, dis-je.
– Laisse tomber, va. Après la soirée chez Marie, elle m'a envoyé un mail où elle m'a fait la leçon. C'était soit disant de l’humour ! Je lui ai répondu un peu sèchement. Alors, ça ne m'étonne pas qu'elle nous ignore
– Mais c'est trop bête, répondis-je. Vous n'allez pas rester fâchées pour si peu !
– Oh ! Eh bien, on verra, répondit-elle évasivement avant d'ajouter : Bon j'y vais, j'ai encore pas mal de choses à acheter.
Quand j'ai revu Catherine, j'ai senti qu'elle était assez affectée par cette dispute et elle avait essayé d'en analyser la véritable nature. Elle reconnaissait qu'il y avait toujours eu un fond de rivalité entre elle et Brigitte, comme si elles se disputaient le devant de la scène. Et elle ajouta :
– Tu as remarqué comme elle met toujours en avant les artistes qu'elle fréquente. Un tel est musicien à l'orchestre, tel autre est écrivain ou bien metteur en scène ou peintre...
– Oui, c'est vrai, elle a toujours aimé montrer qu'elle a des relations prestigieuses. On dirait que ça la valorise. Tu as raison.
– Alors, tu vois, moi je ne suis ni musicienne, ni actrice, ni peintre et pas plus écrivaine... Je ne l'intéresse pas. C'est comme s'il lui avait fallu un prétexte pour couper les ponts entre nous. Je le regrette car on a partagé de bons moments ensemble, mais voilà, je ne suis pas sûre qu'elle, elle le regrette. Enfin, je ne le saurai jamais, je crois.
J'essayai de rassurer un peu mon amie Catherine, de lui dire que le temps arrangerait sûrement les choses.
Maintenant que plus de dix ans sont passés depuis cette brouille, le froid entre elles est demeuré et je pense que Catherine avait finalement bien analysé les véritables raisons de leur différend qui a entériné la fin de leur amitié.