Vadim sent la disparition (du paysage où il a passé les derniers mois) inéluctable, sent qu’elle approche. Sur un replat il se retourne et c’en est fait, la découpe des reliefs contre le ciel dément tous les volumes connus. Il s’en détourne presqu’aussitôt car il y a une crevasse à franchir, Eloi doit l’encorder. La corde scie ses hanches, menace de déloger l’almanach et c’est pire encore, cette idée-là, que l’anéantissement du paysage, ou plutôt ça le redouble alors il sacrifie sa main valide, bloque l’almanach, en cas de chute tant pis il n’aura pas d’appui – l’almanach le trésor, l’archive, la preuve.
Le talisman. D’un coup sa mission mute. Sa mission vertigineuse et jouet de la chance, passer en Suisse et y rester, devient sauver l’almanach. Ça, ça ne dépend que de lui. Dès lors elle l’indiffère, la modestie trompeuse du poteau qui marque la frontière, son allure de leurre pareille au pont de Barberine dont l’unique mètre de barbelés dissimule de féroces mâchoires ; il devrait s’en méfier, des hommes et des fusils pourraient jaillir mais il ne s’attache qu’à l’almanach, cinquante centimètres carrés de carton calés contre sa peau, puisqu’au-delà rien n’est sûr. Evidemment il n’en mène pas large quand la poigne d’Eloi se desserre, Dieu soit avec toi, Vadim, aucun n’a la force d’en dire davantage. Evidemment tourner le dos à Eloi lui coûte, va, petit, ne regarde pas en arrière, et faire le premier pas dans le no man’s lande. Evidemment c’est un effroi que s’enfoncer dans les ténèbres, passe devant eux a dit Eloi, après avoir récupéré la paire de chaussures, tu es plus habile, il compte sur lui pour les guider. Mais sa charge véritable, son but, c’est porter l’almanach jusqu’au tunnel, jusqu’à Finhaut. Alors il lâche la main d’Eloi, il se retourne, il s’enfonce dans la nuit. Et il s’applique à retenir l’almanach à chaque pas, chaque saut, chaque défaillance du relief, et jusqu’au bas du mur d’ardoise contre lequel ils glissent. A lui faire traverser le ruisseau, ils avancent de l’eau jusqu’aux genoux sur les cailloux glissants, il le cale ferme sous sa chemise. A un moment Ian trébuche, étouffe un cri. Vadim sursaute et trébuche à son tour, il ne peut s’accrocher à rien et il s’effondre à genoux dans l’eau et la figure dans l’eau et quand il se relève trempé jusqu’à la taille l’almanach a glissé hors de son pantalon alors il tâtonne, paniqué, fouille le courant, sourd aux bruits d’eau qui pourraient les trahir dans le grand silence et ils font chhhhh, derrière lui, les Hollandais, il les ignore, c’est de leur faute s’il a vacillé, s’il est tombé, s’il a perdu l’almanach, désespérément chhh et l’homme pose en vain les mains sur les épaules de Vadim pour l’immobiliser, il se dégage et remue le ruisseau jusqu’à ce qu’il repêche un paquet de pages gonflées et molles, et une fois la rive gagnée il prend le temps de les faire dégorger sur la pierre, de les presser enroulées dans le pull sec tiré de son sac, des lunules de charpie incrustées sous les ongles. Vite, le presse l’homme, vite, ce garçon est fou. De reformer les angles droits, le quadrilatère d’origine. Puis il rentre son ventre, replace le bloc de carton dans l’étau que forment sa peau et sa ceinture.
La route jusqu’au tunnel les laisse à découvert…
L’île haute, Valentine Goby, éd Actes Sud, 2022, p 264-265
Le jeune Vadim a 12 ans quand cette histoire commence. Asthmatique, il ne peut plus rester à Paris. Bien que séparé de sa famille, il découvrira avec émerveillement les paysages montagneux, et vivra une aventure humaine riche. Hélas, c’est la guerre et il devient dangereux pour lui de rester en France occupée. Cet extrait, qui intervient vers la fin du livre, parle de son passage vers la Suisse, avec un petit groupe de fugitifs comme lui, guidés par Eloi à qui il a appris à faire confiance. C’est un risque, c’est un arrachement. Il est aussi question d’une série de petites prises de décision, qui toutes peuvent avoir un impact fort.
Ce qui va aider Vadim à franchir la frontière, est la pensée qu’il mettra ainsi en lieu sûr « l'almanach», trésor de mémoire. « Il ne s’attache qu’à l’almanach, cinquante centimètres carrés de carton calés contre sa peau, puisqu’au-delà rien n’est sûr ». Cela va lui donner de l’énergie au moment où il en a besoin. Cela va aussi le transformer en acteur : « Ça, ça ne dépend que de lui. » Mais la préservation de cet almanach va aussi l’inciter à se mettre en danger, lorsqu’il choisit de prendre le temps de le repêcher, au lieu de se relever et de repartir immédiatement.
Pistes d’écriture :
J’ai laissé la fin du texte ouverte, vous pouvez poursuivre, explorer les répercussions qu’ont pu avoir la manière d’agir de Vadim, sur les événements et sur son sentiment de lui-même.
Vous pouvez aussi créer une situation analogue. Quel est l’objectif de départ de votre personnage ? En quoi la mission dont il se sent investie, va-t-elle transformer cet objectif ? Le « talisman » restera-t-il un porte-chance, ou se muera-t-il en bagage encombrant ? Mais, sans cette nécessité à laquelle votre personnage adhère, n’aurait-il pas été gêné autrement, par la peur, la passivité, un sentiment d’à quoi bon ?
Se donner soi-même un objectif peut être stimulant. Comment évalue-t-on les risques que l’on prend ?
L’écriture
J’aime beaucoup l’écriture de Valentine Goby. Le corps, les sensations, le rapport à l’environnement, y sont très présents. Dans cet extrait en particulier, en comprend l’importance de chaque geste. Mais l’intériorité des personnages, et le sens qu’ils confèrent à leurs actes, nous accompagnent à chaque page.
On est bien ici dans la tête d’un adolescent, et dans une époque. Mélange de mots « élevés », comme « inéluctable » et de vocabulaire simple mais précis, intensité des sentiments, répétition de certains mots, comme « évidemment », qui permet de suivre les états d’âme de Vadim étape par étape, ou bien comme « à chaque pas, chaque saut, chaque défaillance du relief », ces « chaque », petites secousses qui nous font vivre physiquement l’action.
Vous pouvez vous inspirer de cette musique, et également partir de certaines phrases.
Les adverbes sont bien choisis, ils aident à suivre le déroulement, le scandent : « d’un coup », « dès lors », « évidemment », « alors »… De tels repères sont importants lorsqu’on relate un déroulement, qu’il s’agisse d’une action ou d’un raisonnement. Mais attention à ce qu’ils n’alourdissent pas. Ne garder que les adverbes nécessaires.