Les fenêtres de la maison de la poésie à Paris habillées d’oranges sont couvertes de phrases énigmatiques. J’ai choisi celle de Éric Chevillard, extraite de son blog « Auto fictif 3652 » pour raconter l’histoire qui suit : mélange de souvenirs et de pure invention…

  Benjamin avait pris une jolie photo de la petite chapelle qui dominait le village où sa mère avait sa maison de campagne. Elle n’avait pas pu garder la maison de famille, mais quand sa sœur lui avait proposé un terrain dans le village, elle s’était décidée à faire construire ce petit chalet. Mais rapidement il avait fallu se rendre à l’évidence, ce bâtiment était beaucoup trop petit pour recevoir tous ses enfants. Benjamin était encore célibataire, mais les autres étaient mariés avec des enfants. Ses parents avaient, alors, aménagé deux chambres d’appoint dans le garage attenant à la maison. Mais même avec ça c’était trop petit, d’autant que les enfants ne voulaient pas y coucher, peur du loup, peur des rôdeurs, peur de la nuit, peur du vent, tout était prétexte pour refuser ce logement qui aurait enchanté des adolescents juste un peu plus âgés !

 Cette chapelle, qui avait fait l’objet de lutte entre les familles catholiques et certains villageois au moment de la séparation de l’église et de l’état. Il n’y avait eu dans ce village, ni Don Camillo, ni Peppone, pourtant pour la protéger des communistes, une famille l’avait achetée. Un temps lieu de pèlerinage, elle était maintenant un lieu de promenade permettant d’admirer la chaîne des puys des Monts du Cantal. On la voyait de loin, et il n’était pas rare de voir des touristes étrangers faire le détour pour venir la voir. 

Elle était dédiée à Marie, ici nommée « Notre dame du Puys Rachat ». Il se dit que dans les temps anciens, les routes étaient particulièrement dangereuses comme le démontre encore le nom de certains lieu-dit « Printegarde, Passevite… » Alors les voyageurs venaient chercher du réconfort jusque-là. Un temps, il fut question de la vendre et Benjamin avait imaginé de la transformer en boite de nuit sous le joli nom de « Rachat-Club ». Même sa mère avait souri, sachant que cette proposition pas loin du blasphème n’aboutirait pas. Les malfrats sont aujourd’hui sur internet, prêts à vous dépouiller depuis leur fauteuil. Mais il n’y a pas cette dame du Puys Rachat pour vous protéger !

 Des années plus tard, Benjamin avait eu l’idée de faire agrandir sa photo, pour en faire un puzzle qu’il avait donné à sa mère en guise de cadeau de Noel. Il avait pensé lui faire plaisir sachant son attachement à ce lieu où elle s’était même mariée, mais c’était sans doute trop difficile à son âge, elle avait vite abandonné ce travail de reconstruction, laissant ce chantier inachevé dans un sac près de son fauteuil dans son appartement de ville. Lors d’un passage chez leur mère, Aline sa sœur avait entrepris de reconstituer le tableau en fixant chaque morceau sur un contreplaqué. Mais il ne fut pas possible de terminer le travail, il manquait une pièce. Tout le petit fourbi qui entourait leur mère, fut fouillé, trié, rangé, mais on ne retrouva pas la pièce manquante.

 Le petit chemin qui menait à La Chapelle était entourait d’un côté de champs où paitraient de belles vaches de Salers, et de l’autre de jardins dominant quelques maisons nouvelles. Du chemin on ne voyait que les toits, mais des maisons on entendait les conversations des visiteurs en promenade. Une famille d’une de ces maisons, invitée à déjeuner avait bien fait rire la tablée quand elle avait raconté, les recommandations entendues de leur terrasse, d’un homme à son chien. « Viens ici, ne quittes pas Papa, ce n’est pas possible, je vais te rattacher. Frimousse stop là ! » Tout le monde avait reconnu l’homme un peu sévère qui mangeait son fromage en se faisant le plus discret possible.

 Benjamin venait régulièrement voir sa mère dans ce village. Elle n’y était pas née, mais y avait vécu enfant dans la grande maison où vivait à l’époque sa marraine. Elle s’appelait Marie Albertine, mais pour tous elle était « Matine » Un jour, il lui avait demandé si elle ne regrettait pas de ne pas avoir gardé la maison de famille. « Quelle maison, avait-elle répondu ? Pour moi, la maison que je regrette, ce n’est pas celle que tu crois, mais celle de mon enfance ». Certes Benjamin connaissait l’histoire du partage douloureux au décès du grand-père et l’achat de cette autre maison où lui Benjamin avait passé de longs mois d’été, et dans laquelle il avait ses souvenirs, mais qui n’étaient pas ceux de sa mère.

 A Pâques il faisait trop froid pour s’installer dans le chalet du village. Aussi, Benjamin retrouva sa mère dans son appartement de ville, pour passer les fêtes avec elle. Elle était encore bien à cette époque, même si elle vieillissait doucement. Quand il était là, il cuisinait, et après le repas de midi, il la laissait un moment pour lui permettre de se reposer. Ils avaient toujours beaucoup de choses à se raconter, mais quand même, il fallait s’occuper quand les discussions se raréfiaient. Un jour, il se mit à faire des mots croisés, et pour lever un doute sur la définition d’un mot, il alla chercher le dictionnaire en trois volume que son père avait acheté des années plus tôt. C’était dans le deuxième volume qu’il trouverait ce qu’il cherchait. Il le sortit de l’étagère, et quand il le posa sur la table, il vit quelque chose tomber sur le plancher. Il se baissa pour le ramasser, c’était un morceau de carton savamment découpé. En le retournant, il comprit tout de suite ce que c’était.  

 Il y avait bien longtemps qu’on avait oublié le puzzle, et voilà que la pièce manquante refaisait surface alors qu’on ne l’attendait plus. Aussitôt il décida de rechercher le tableau inachevé, pour enfin le terminer et l’accrocher sur le mur. Il se mit donc à fouiller ici ou là dans l’espoir de retrouver l’objet espéré, en vain. Devant son air affairé et inquiet sa mère lui demanda ce qu’il faisait. Alors, il lui répondit « Impossible de mettre la main sur le puzzle dont je viens de retrouver la pièce manquante. »

La vielle dame se leva, se dirigea vers le bas de la bibliothèque, et sortit un long sac en papier marron. Elle l’ouvrit et retira le puzzle. Mais qu’elle ne fut pas la surprise de Benjamin en découvrant qu’il ne manquait aucune pièce. Devant son air décontenancé, sa mère éclata de rire et lui expliqua que Aline, la sœur du garçon, avait découpé un carton épais à la forme manquante, puis l’avait peint.

Il ne put s’empêcher de lui demander pourquoi elle ne l’avait pas accroché.

Elle avait souri, et avait répondu de manière énigmatique : « Mais c’était toi, la pièce manquante, maintenant tu peux l’installer, quand je regarderai La Chapelle, je penserai à toi, mon chéri ! »

 Benjamin se sentit rougir, sans savoir pourquoi. Était-ce lié à son célibat, lui qui approchait la cinquantaine, se demanda-t-il. Il se leva, embrassa sa mère. Quand il souleva le puzzle pour remplacer la pièce ajoutée, celui-ci se désagrégea et seule la pièce qu’avait fait sa sœur resta collée sur le contreplaqué !

 Ils se regardèrent et éclatèrent de rire.

bernard le puzzle

Aujourd’hui, ce puzzle reconstitué trône en bonne place dans la chambre de Benjamin et chaque fois qu’il le regarde, il repense à ce moment partagé avec sa mère.